Une lettre de Yanis VAROUFAKIS, ministre des Finances grec [International New York Times]
Article publié dans "The International New York Times", 17 Février 2015.
Ce n’est pas le temps pour les Jeux en Europe
Yanis VAROUFAKIS
ATHÈNES – Je vous écris cet article au moment d’une négociation cruciale avec les créanciers de mon pays – une négociation dont le résultat peut marquer une génération, et même un tournant dans l’expérience de l’union monétaire européenne.
Les théoriciens des jeux analysent les négociations comme s’il s’agissait de se partager un gâteau entre joueurs égoïstes.
Parce que j’ai passé de nombreuses années sur la théorie des jeux, au cours de ma vie antérieure de chercheur universitaire, certains commentateurs se sont précipités pour dire qu’en tant que nouveau ministre des Finances de la Grèce, j’étais occupé à concocter bluffs et stratagèmes pour améliorer une main faible.
Rien ne pourrait être plus éloigné de la vérité.
Si mes travaux sur la théorie des jeux m’ont appris quelque chose c’est bien que ce serait pure folie de penser aux délibérations en cours entre la Grèce et nos partenaires comme un jeu de négociation devant être gagné ou perdu à coups de bluffs et subterfuges tactiques.
Le problème avec la théorie des jeux, comme je le disais à mes étudiants, c’est qu’il prend pour acquises les motivations des joueurs. Au poker ou au blackjack cette hypothèse n’est pas problématique. Mais dans les délibérations actuelles entre nos partenaires européens et le nouveau gouvernement de la Grèce, toute la question est de forger de nouveaux motifs. Il s’agit de façonner une mentalité nouvelle qui transcende les clivages nationaux, dissout la distinction créancier-débiteur en faveur d’une perspective paneuropéenne, et place le bien commun européen au dessus de la petite politique politicienne, de dogmes qui ont montré combien ils pouvaient être néfastes en étant sacralisés et d’un état d’esprit de confrontation systématique.
Comme ministre des Finances d’une petite nation en déficit qui fait défaut à sa propre banque centrale et considérée par beaucoup de nos partenaires comme un mauvais débiteur, je suis convaincu que nous avons une seule option : Eviter toute tentation de traiter ce moment charnière comme une expérience de stratégie des jeux et, au contraire, de présenter honnêtement les faits concernant l’économie sociale de la Grèce, mettre sur la table nos propositions pour un nouveau départ de la Grèce, expliquer pourquoi elles sont dans l’intérêt de l’Europe, et de bien marquer les lignes rouges au-delà desquelles la logique et le devoir nous empêchent d’aller.
La grande différence entre ce gouvernement et les gouvernements grecs précédents est double : Nous sommes déterminés à entrer en conflit avec des intérêts particuliers puissants afin de redémarrer la Grèce et gagner la confiance de nos partenaires. Nous sommes également déterminés à ne pas être traités comme une colonie de la dette qui devrait souffrir sans limites. Le principe de toujours plus d’austérité pour une économie aussi déprimée serait pittoresque si il n’avait pas causé déjà tant de souffrances inutiles.
On me demande souvent : Et si la seule façon pour vous d’obtenir un financement est de franchir les lignes rouges et d’accepter les mesures que vous considérez comme une partie du problème, plutôt que de sa solution ? Fidèle au principe que je n’ai pas le droit de bluffer, ma réponse est : Les lignes que nous avons présentées en rouge ne seront pas franchies. Sinon, ce ne seraient pas vraiment des lignes rouges, mais simplement un bluff.
Mais que faire si cela apporte beaucoup de douleur à votre peuple, me demande- t-on ?. Certes, vous devez bluffez.
Le problème avec cet argument est qu’il suppose, conformément à la théorie des jeux, que nous vivons dans un enchaînement obligatoire de conséquences. Qu’il n’y a pas de circonstances où nous devons faire ce qui est juste, non pas comme une stratégie, mais simplement parce que c’est….juste !
Contre un tel cynisme le nouveau gouvernement grec va innover. Nous allons renoncer, quelles que soient les conséquences, à des offres qui sont mauvaises pour la Grèce et mauvaises pour l’Europe. Le jeu « étendre et faire semblant » qui a commencé quand la dette publique de la Grèce est devenue impayable en 2010 va finir. Pas plus de prêts tant que nous n’avons pas un plan crédible pour la croissance de l’économie afin de rembourser ces prêts, aider la classe moyenne à se remettre sur ses pieds et résoudre la hideuse crise humanitaire. Finis les programmes de « réforme » qui ciblent les retraités pauvres et les pharmacies familiales tout en laissant la corruption à grande échelle intacte.
Notre gouvernement ne demande pas à nos partenaires le moyen de ne pas rembourser nos dettes. Nous demandons quelques mois de stabilité financière qui nous permettront d’engager les réformes que la population grecque peut largement faire sienne et soutenir, afin que nous puissions ramener la croissance et la fin de notre incapacité à payer ce que nous devons.
On peut penser que ce refus de rentrer dans la théorie des jeux est motivé par un point de vue propre à la gauche radicale. Pas du tout. La principale référence ici est Emmanuel Kant, le philosophe allemand qui nous a enseigné que la raison et la liberté nous permettent d’échapper à l’empire de l’opportunisme en faisant ce qui est juste.
Comment savons-nous que notre modeste agenda politique, qui constitue notre ligne rouge, est juste dans les termes de Kant ? Nous le savons en regardant en face la faim dans les rues de nos villes ou notre classe moyenne qui n’en peut plus, ou en prenant en compte les intérêts des personnes qui travaillent dur dans chaque village et ville européenne au sein de notre union monétaire. Après tout, l’Europe ne retrouvera son âme que si elle regagne la confiance du peuple en mettant ses intérêts au centre de son action.
Yanis Varoufakis
Le 16 février 2015
Traduction JG DUFOUR