JEAN SALEM : RÉSISTANCES - Entretiens avec Aymeric Monville [Éditions Delga]
Dans ces libres entretiens, Jean Salem revient, tout d’abord, sur une enfance dont le cours fut déterminé par les combats de ses parents, Henri et Gilberte Alleg. Combats pour l’indépendance de l’Algérie, pour la justice sociale et la victoire de l’idéal communiste, combats pour la cause de la paix, de la fraternité, de la liberté.
Il évoque ses propres passions intellectuelles, son parcours académique, ainsi que le grand travail de conviction, de résistance aussi, qui fut nécessaire pour faire revivre à la Sorbonne, après trente années de plomb, l’étude de l’œuvre et de la pensée de Marx.
En tirant, enfin, les enseignements des nombreux voyages qu’il effectue autour du monde en tant que militant et en tant qu’uni- versitaire, il livre ici ses réflexions sur la crise actuelle, sur la dégénérescence des gauches en Occident, et sur l’aggravation des tensions internationales.
JEAN SALEM
Résistances. Entretiens avec Aymeric Monville
Prix : 20 euros
Référence : 978-2-915854-75-6
Jean Salem, fils d'Henri Alleg, l'auteur de «la Question», demeure fidèle aux idéaux de son père.
Comme tous les soirs, il est avec sa grand-mère et sa tante, «autour de la grande table ronde de la salle à manger». Et voici que du «très volumineux appareil de radio», sort la nouvelle : «Henri Alleg s’est évadé. Toutes les polices de France sont à ses trousses.» Il se tourne vers Grannie : «C’est Papa ?» La vieille dame «se met à fondre en sanglots», cependant que Tatie explique «non pas une, mais quatre, ou six (ou douze ?) fois» qu’«on peut fort bien être un honnête homme, un bon garçon, un type droit, propre sur lui, etc., et se voir néanmoins jeté en prison».
Oui, c’était le papa de Jean. «Moins de trois mois plus tard, mon père, ma mère, mon frère et moi, nous nous retrouvions sur un quai de gare, à Prague, en Tchécoslovaquie […]. Nous avions traversé l’Allemagne. Par train. Et très discrètement. Quant à mon père, on peut dire que je faisais quasiment connaissance avec lui, puisque, depuis que j’avais eu mes trois ans, je ne l’avais jamais revu.»
Ebranlement. Jean Salem est à présent philosophe, professeur à la Sorbonne et directeur du Centre d’histoire des systèmes de pensée moderne. Il est l’un des grands spécialistes du matérialisme antique, à la tête d’une belle œuvre, qui porte sur Démocrite, Epicure et Lucrèce, mais aussi les Lumières, l’art de la Renaissance, les libertins du XVIIe siècle, Maupassant, Spinoza, Marx et Lénine. C’est un homme charmant, d’une politesse exquise, surannée, toujours enclin à l’ironie, qui, parlerait-il de la bataille de Stalingrad ou de l’Ouzbékistan, ne rate jamais un imparfait du subjonctif. Il est né le 16 novembre 1952 à Alger. Il est le fils d’Henri Alleg, pseudonyme d’Harry Salem. Lorsque celui-ci s’évade, Jean a neuf ans. Il ne sait rien des activités politiques de son père.
On réalise mal aujourd’hui l’ébranlement des consciences que produit en France et dans le monde la Question d’Henri Alleg. L’ouvrage paraît le 18 février 1958. On savait peu ou prou que l’armée française torturait en Algérie. Mais le témoignage d’Alleg est décisif, qui décrit les pires horreurs subies - coups de pieds, gifles, brûlures, étouffement, «gégène», courant de magnéto haute tension sur les parties génitales, supplice de la baignoire - de la façon la plus sobre, avec «le ton neutre de l’Histoire», écrira François Mauriac. «On te niquera la gueule… On va faire parler ta femme… Tes enfants arrivent de Paris», lui crachent ses tortionnaires. Abîmé, couvert de blessures et d’ecchymoses, il leur répond : «Vous pouvez revenir avec votre magnéto, je vous attends, je n’ai pas peur de vous.» Il ne parlera pas. La presse donne à la Question - porté à l’écran par Laurent Heynemann en 1977- un écho considérable. Jean-Paul Sartre écrit dans l’Express l’un de ses textes politiques les plus intenses, «Une victoire», qui deviendra la postface à l’ouvrage. L’interdiction du livre provoque des interpellations parlementaires, une adresse solennelle envoyée au président René Coty (signée par Sartre, Mauriac, André Malraux, Roger Martin du Gard…), une vague de protestations dans tout le pays. En dépit de la censure, il est réédité à Lausanne, puis, en octobre 1959, repris chez Minuit, l’éditeur d’origine, vendu à 150 000 exemplaires, traduit dans plus de quinze langues… Sartre avait raison : «Une victoire.»
Fils de tailleurs, né à Londres le 20 juillet 1921 dans une famille de juifs russo-polonais qui a fui les pogroms, naturalisé français, Harry Salem arrive à Alger en 1939, et prend fait et cause pour le peuple algérien. Il adhère au Parti communiste algérien, et entre à Alger républicain, où il signe «Henri Alleg» et dont il prend la direction en 1951. Le journal a une ligne anticolonialiste et favorable à l’indépendance de l’Algérie. En 1955, il est frappé d’interdiction. Alleg entre dans la clandestinité. Il est arrêté le 12 juin 1957 par les hommes de la 10e division parachutiste, alors qu’il se rend au domicile de son ami le mathématicien Maurice Audin - qui mourra, lui, sous la torture. Alleg est séquestré un mois à El-Biar : c’est là qu’il est torturé. Il est ensuite transféré au camp de Lodi, puis à la prison civile d’Alger, Barberousse, où il écrit la Question sur des feuilles de papier hygiénique qu’il parvient à transmettre au jour le jour à ses avocats. Ce n’est que le 15 juin 1960, trois ans après son arrestation, qu’il est condamné par le Tribunal permanent des Forces armées d’Alger à dix ans d’emprisonnement pour «atteinte à la sûreté extérieure de l’Etat». Il est alors transféré à la prison de Rennes, d’où il s’évade - pour rejoindre la Tchécoslovaquie avec sa famille.
Alleg retournera dans l’Algérie indépendante en 1962, fera reparaître Alger républicain, puis reviendra en France et y poursuivra sa vie de militant communiste, de journaliste (l’Humanité), d’essayiste et d’historien. Il est mort à Paris le 17 juillet 2013.
Faim. Cela n’a pas dû être toujours facile, pour Jean Salem, d’être le fils d’Henri Alleg. Non parce que l’héritage aurait été très lourd. Il l’a, au contraire, porté avec joie et fierté, faisant siens, par libre choix, ses valeurs, ses principes moraux, ses convictions de communiste, combattant pour la justice sociale et la paix… Mais parce que toute sa jeunesse, il a eu à vivre ses absences, suivre ses itinérances, s’ennuyer beaucoup en Provence, «être» tantôt algérien, tantôt russe, tantôt français… Dans Résistances, il raconte à Aymeric Monville sa vie, son enfance, son itinéraire intellectuel, sa faim inextinguible de connaissance, ses passions, le latin, le grec, les hiéroglyphes, Maupassant, Crébillon, Pétrone, le théâtre, les voyages, ses démêlés avec une gauche qui déteste sa propre histoire…
Quand Henri Alleg est arrêté, sa femme, Gilberte, est expulsée d’Algérie et s’installe à Saint-Ouen, avec André, l’aîné des enfants. Jean, lui, est hébergé à Tarascon par Grannie et Tatie. «Je crois qu’en sept ou huit années, je n’aurai pas eu l’occasion d’accueillir plus de deux fois l’un de mes camarades de classe, afin qu’il vienne goûter ou passer un moment en ma compagnie.» Puis, «téléporté», se retrouve avec les siens à Prague. La famille est logée «dans un hôtel qui s’appelait un peu pompeusement l’"Hôtel Palace"», en fait l’«hôtel du Parti [tchécoslovaque]», qui, «rénové et privatisé, comme de juste», subsiste encore, rue Panská. Mais les parents,«en bons et en authentiques communistes», ne tiennent pas à «cette vie de luxe plus ou moins relatif», et obtiennent un appartement «dans une sorte de HLM» à Novi Hloubětín. Les enfants sont inscrits à l’école de l’ambassade soviétique, où l’enseignement est donné en langue russe. L’«immersion»dans le nouveau système scolaire se fait sans trop de difficulté. Certes, Jean fait rire sa classe quand il se trompe d’accent tonique, et raconte avoir vu place Venceslas un kiosque où étaient exposées des… patates (kartóchki), et non des journaux ou des cartes postales (kártotchki). Mais, au bout de trois mois, il arrive à manier la langue.
Le militant politique devant tout sacrifier à sa cause, c’est l’union familiale qui en souffre : Henri et Gilberte Alleg sont invités à «aller regarder de près la révolution à Cuba», puis, fin 1962, à retourner dans l’Algérie indépendante. «Et nous, fils de justes entre tous les justes, nous ne pouvions qu’acquiescer.» Jean et son frère sont d’abord placés dans «le "camp" de pionniers» d’Artek, sur la mer Noire, Crimée, où ils sont comme «des scouts de nos pays "libres" et "démocratiques"». Puis confiés à la Maison internationale de l’enfance, à Ivanovo, 250 km au nord-est de Moscou - un internat où étaient accueillis les enfants de communistes pourchassés dans leurs pays. «Je me souviens que nous rampions dans un champ tout à fait immense, afin d’y dérober un chou, ou pour y déterrer quelques maigres carottes qu’un bout de vitre cassée nous permettrait d’éplucher grossièrement. J’en déduis que nous avions faim.» L’ambiance y était«plutôt spartiate». Mais, à part une agression (un «grand escogriffe» lui inflige, «comme ça, "histoire de rire", dirait Maupassant», une«invraisemblable dérouillée»), Jean ne subit ni coups, ni injures, ni abus - à une «tondaison» près, «censément destinée à soutenir l’effort de guerre que, depuis un temps infini, l’infatigable armée des poux imposait sans relâche aux masses laborieuses de l’Union soviétique» : le coiffeur dégage«une autoroute de part et d’autre de laquelle, comme les murailles d’eau de la mer Rouge, les masses de mes cheveux se sont écartées. Dans le miroir, une larme coule sur l’une de mes joues…» Quelques mois après, l’adolescent est «redéposé» en Provence, pour enfin, en 1964, retrouver ses parents en Algérie.
Optimisme. Jean connaîtra bien d’autres «ballottements» et «voyages autour de sa chambre», avant de devenir, des années plus tard, un globe-trotteur quasiment professionnel, seul, ou avec sa compagne, Michèle, et ses enfants, Jacques-Yves et Raphaëlle. Il a comme une soif de «cosmopolitisme» (visite tout, Israël, Maghreb, Inde, Sri Lanka, Turquie, pays européens, Russie encore et toujours, Corée du Sud, Venezuela, Chine…) qu’accompagnent la soif de lire (on se demande s’il y a un livre qu’il n’ait pas lu, de la littérature gréco-latine, française, latino-américaine, russe, italienne…) et l’amour de l’art… «Je crois pouvoir dire que j’ai travaillé près de 15 ou 16 heures par jour, en considérant que tout ce qui n’était pas du temps passé devant l’ordinateur ou en bibliothèque c’était du temps perdu.»Il «gyrovague» pendant ses études : égyptologie, sciences politiques, histoire de l’art, médecine («je demeure jusqu’à ce jour à peu près imbattable concernant l’appareil uro-génital de la souris…»). Avant d’opter pour la philosophie, devenir professeur au lycée de Fourmies (Nord) - pendant les vacances, il guide les touristes français au musée Pouchkine de Moscou ou à la galerie Tretiakov, et des touristes russes à Venise ou Florence -, puis à l’université. Il aurait voulu, bien sûr, faire la «6 000e thèse» sur Marx : c’est Marcel Conche qui le convainc de la consacrer plutôt à l’Ethique épicurienne d’après Epicure et Lucrèce.
Dans l’épicurisme, Salem retrouve «le matérialisme philosophique de Marx, la causticité de Marx, la santé et la tonicité de Marx, un immense optimisme naturaliste, mais agrémentés d’un évident pessimisme anthropologique et d’une invitation à l’abstention politique». L’optimisme, il le fera toujours sien, car rien ne freinera sa recherche du bonheur, indissolublement liée à l’établissement de la justice sociale. L’«abstention politique», il ne la connaîtra guère, mais ses combats lui paraîtront avoir été désespérés par ce qu’il appelle les «années de plomb», ces années qu’ouvre la «mitterrandôlatrie», pendant lesquelles la gauche, envoûtée par les sirènes libérales, perd son âme, et, par une sorte de «détestation de soi»,liquide «ce qui restait du mouvement communiste». Jean Salem demeure fidèle aux idéaux de son père. Le séminaire qu’il anime à la Sorbonne - «150 à 200 auditeurs qui se pressent dans l’amphithéâtre Lefebvre» - s’appelle«Marx au XXIe siècle». Enfant, il avait, à Alger, des lapins et une tortue qu’il avait baptisée du prénom russe de Valentina - «en l’honneur de Valentina Terechkova, la première femme cosmonaute».
Robert MAGGIORI
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