POUTINE, NEMTSOV: pourquoi nous ne comprenons rien à la Russie [Le Figaro]
Quand une ancienne correspondante à Moscou s'étonne de voir les Français s'étonner de ce que la Russie de Vladimir Poutine ne ressemble pas aux démocraties occidentales.
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Irina de Chikoff est journaliste et écrivain. Elle a été correspondante à Moscou pour Le Figaro. Elle est notamment l'auteur d'»Adrien ou le songe Russe» aux éditions de Fallois.
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Faut-il en rire ou en pleurer? Après l'assassinat à Moscou de Boris Nemtsov dont presque personne ne connaissait le nom, les titres les plus racoleurs ont fleuri dans la presse: «Poutine m'a tuer». «Je suis Nemtsov». Et le visage de ce vieux jeune homme de 55 ans dont les boucles brunes étaient devenues grises, passe, en boucle, sur les écrans des télévisions. Tous les commentateurs, après un rapide clic sur Wikipédia, chantent les louanges de l'ancien gouverneur de Nijni Novgorod qui fut vice premier ministre chargé du secteur énergétique sous Boris Eltsine. Juste avant le grand krach de 1998 qui a sonné la fin de la récréation pseudo démocratique de la Russie.
Toute une génération, celle de Boris Nemtsov mais aussi de Egor Gaïdar, Irina Khakamada, Grigori Iavlinski ou encore Serguei Kirilienko, considéré comme un Wunderkind, fut balayée par ce tsunami. Que celui qui ne s'est jamais trompé, leur lance la première pierre.
Pris en tenaille entre les barons rouges reconvertis dans les affaires, les truands des bas-fonds soviétiques et les anciens copains du Komsomol (jeunesses communistes) qui avaient estimé plus judicieux de s'emparer des richesses du pays plutôt que de pavaner sur les estrades, les démocrates se sont volatilisés tel un essaim de moineaux tandis que Vladimir Poutine, tout d'abord à la tête du FSB (ex KGB) puis nommé Premier ministre, était appelé à la rescousse d'un pays en faillite. Près de 48 % de la population ne recevait plus de salaire ou bien sous la forme de boîtes d'allumettes.
Longtemps les Russes ont tenu rigueur à cette génération de jeunes apprentis sorciers qui les avait conduits, après tant de larmes, à un nouveau désastre. Beaucoup, aujourd'hui encore, ne leur ont pas pardonné. Et si les Russes, au grand étonnement des Occidentaux, développent une forme d'eczéma quand on leur vante les mérites de la démocratie, c'est qu'ils se souviennent qu'elle s'est achevée par un gigantesque «bardak». (bordel).
Les Russes ont de la mémoire. De la compassion aussi. Ils ont rendu hommage à l'ancien gouverneur de Nijni Novgorod, comme ils s'inclinent toujours devant les morts. Mais les bons sentiments étalés comme de la confiture les laissent indifférents. Quant aux leçons de morale… Pauvres médias occidentaux! Ils ont avec la Russie bien du mal à faire prendre la bouture. C'est que la Russie est une terre dure! Glacée! Impitoyable aux siens. Et dans la toundra, dans la taïga, quand vous marchez, ca fait: crac! crac! Parce que ce sont des millions d'ossements que vos bottes piétinent!
Faut- il en rire ou en pleurer? «Poutine m'a tuer». «Je suis Nemstov». Toute la futilité des médias occidentaux, leur inculture, leur mépris même pour l'histoire tragique d'un pays, sont résumés par ces «Unes» dérisoires.
La presse a oublié que dans les belles années de la démocratie triomphante, à l'époque des Nemtsov, des Gaïdar, des Iavlinski, des Khakamada ou des Kirilienko, des dizaines de banquiers, de députés, de journalistes ou d'hommes d'affaires ont été assassinés. La méthode était presque toujours la même. Une ou plusieurs balles dans le dos. Et en ces temps-là les tueurs à gages, débordés, banquetaient joyeusement dans les plus somptueux restaurants qui avaient ouverts leurs portes. Le champagne coulait à flot. Les filles étaient belles. L'argent facile. Fouette cocher!
Au milieu de ce brouhaha, un ami russe, ivre mort me disait: «Tu vois, ma petite colombe, nous sommes en progrès. Il n'y a pas si longtemps, on comptait nos morts par millions, aujourd'hui, ce n'est plus que par dizaines. Il ne faut pas, il ne faut jamais désespérer de la Russie. Et à défaut de la comprendre, il faut l'aimer».
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