Quelle politique étrangère pour la FRANCE ? ( par Jacques SAPIR)
Jacques SAPIR présente ici le texte de son intervention faite au :
COLLOQUE
La France peut-elle
retrouver une diplomatie indépendante ?
Présidé par
Jacques MYARD
Député, président du Cercle Nation et République
Jeudi 21 mai 2015
La politique étrangère de la France s’est toujours caractérisée par une lutte contre les différentes hégémonies. Depuis la fin des années 1950, cette politique étrangère s’est inspirée de deux principes. Le premier est l’existence de règles tant juridiques qu’économiques communes pour les relations internationales. La France a voulu inscrire ces règles dans la Chartes des Nations Unies et c’est pourquoi elle est naturellement attachée au cadre de l’ONU. Le second de ces principes et une aversion marquée pour l’existence de « blocs » qui organisent la suprématie locale de certaines puissances sur d’autres. Ces principes sont relativement intemporels, même si ils n’excluent pas la formation d’alliances, soit temporaires soit à plus long terme, destinées à rendre la politique étrangère de la France opérationnelle voire simplement à assurer sa survie et son indépendance.
I. La période actuelle est marquée par la désillusion par rapport aux espoirs que la fin de l’URSS avait suscitées et par l’émergence d’un contexte international bien plus dégradé que ce qui avait été anticipé à la fin des années 1980. Cette période, qui a commencé en réalité à la fin des années 1990, se caractérise par une destruction progressive des règles communes, dont nous avons eu des exemples, tant sur le Kosovo, sur l’Irak que sur la Libye. Ce point a été mis en avant par les dirigeants russes, que ce soit lors du discours tenu à Munich par le président V. Poutine en 2007, ou dans l’article qu’il a écrit lors la campagne électorale de 2012.
Les relations internationales sont de plus en plus « dérégulées » au sens de l’absence de règles, et de cette absence de règles nait bien entendu à la fois le chaos et la tentative de domination par la puissance qui se perçoit comme la plus forte. Ce sont aujourd’hui les Etats-Unis qui occupent cette position. C’est une situation où, du chaos, naissent les conflits, mais aussi où les conflits engendrent le chaos, comme ce fut le cas à la suite de l’intervention occidentale en Lybie. En un sens les Etats-Unis cherchent à exercer un pouvoir résiduel à l’échelle mondiale, et ne conçoivent cela que par l’expansion du chaos légal.
II. Cette dérégulation, et ceci est une nouveauté, atteint désormais l’espace des relations économiques avec l’émergence d’une pratique (et non d’un « droit ») juridique extraterritoriale. Les règles, mêmes discutables, de l’OMC ont été mises à mal à la fois par l’affaire Paribas que par l’affaire Alstom. Ces deux affaires, où les Etats-Unis ont imposé par la force leur point de vue ont des conséquences qui vont bien au-delà des intérêts des deux entreprises françaises concernées. On peut d’ailleurs s’étonner de ce que le gouvernement français n’ait pas réagi en exigeant un arbitrage international, qui aurait été très probablement favorable aux firmes françaises concernées. La prudence, et certains seraient fondés à parler de lâcheté, du gouvernement sur ces deux dossiers a laissé s’établir une jurisprudence internationale dont on aura du mal à sortir. Au-delà, on assiste à une politisation de plus en plus rapide des agences de notation. Or, le rôle de ces agences est incontournable sur le marché obligataire. Les titres de dettes qui y circulent ne sont que des « promesses », qui nécessitent expertises. Cette politisation des agences de notation, dont l’évaluation très basse de la Russie par les agences américaines est un signe évident, signe la fin de la « globalisation ». En effet, cette dernière repose tant sur l’existence d’un marché international des dettes (souveraines ou corporate) que sur la liberté des entreprises d’opérer sur divers marchés et dans diverses monnaies dans le cadre de règles internationalement reconnues. Mais, le processus de dérégulation économique (engendré par des raisons politiques) se couple aujourd’hui à un véritable problème financier, dont la crise de 2007-2009 a été une manifestation. Ceci implique que la nouvelle période que nous vivons sera aussi celle de la remise en cause du système monétaire international. Ce « système » est l’héritage (mais non la poursuite) de la conférence de Bretton Woods. Il a atteint aujourd’hui un stade d’inefficacité profond qui conduit de nombreux pays, au premier rang desquels la Chine, à se prononcer pour une nouvelle monnaie de réserve internationale. Mais, la constitution d’une nouvelle monnaie de réserve qui soit acceptée par l’ensemble des pays implique la tenue d’une conférence internationale, que l’on voit mal actuellement se profiler à l’horizon en raison des conflits et des oppositions. Aucun pays n’ayant la stature internationale qu’avaient les Etats-Unis en 1945, il est donc probable que des monnaies de réserve correspondant à des regroupements régionaux apparaîtront. Ceci devrait concerner le Yuan au premier chef.
III. La réponse « naturelle », mais non nécessairement souhaitable sera la reconstitution rapide de « blocs », mais dans un contexte très différent de la Guerre Froide. Face au chaos engendré par la politique américaine, à la destruction de règles unificatrices à l’échelle internationale, un certain nombre de pays ont commencé à procéder à la constitution de regroupements qui pourraient, à terme, donner naissance à des blocs. La tentative pour produire au sein de ces blocs une idéologie unificatrice ne semble cependant pas pouvoir être menée bien loin. De fait, et ceci constitue une grande différence avec la « Guerre Froide », les oppositions apparaissent comme assez peu idéologiques. Ce processus de regroupement est déjà en marche. Il se manifeste par la transformation (et l’extension) des anciennes alliances militaires mais aussi par la constitution de nouvelles alliances. Pour l’heure, nous en sommes encore au stade initial de ce processus, où l’on peut constater des regroupements dans différentes régions. Certains de ces regroupements sont des héritages de la période précédente tandis que d’autres correspondent à la prise de conscience des conditions qui dominent la nouvelle période. La période actuelle confronte alors ces regroupements à une véritable crise d’identité pour les regroupements « anciens », alors qu’elle favorise l’émergence de nouveaux regroupements.
IV. Une diplomatie indépendante de la France se devrait à la fois de combattre pour l’instauration d’un corps de règles minimales qui soit globalement observé et pour une discussion entre les « regroupements » de pays, avant que ces derniers n’évoluent vers des blocs durablement constitués. S’il n‘est plus possible d’arrêter le processus de « dé-globalisation » il reste possible, et souhaitable, de faire en sorte que ce processus soit concerté. Sinon, le risque de conflits internationaux deviendra largement incontrôlable. Mais, cela impose le retour d’une politique étrangère active et indépendante. La France avait une possibilité unique d’affirmer cette politique en étant présente le 9 mai au plus haut niveau à Moscou. Cela pose un problème par rapport à l’appartenance de la France à l’Union européenne. En l’absence d’une politique européenne construite, on voit que l’action de l’Union européenne se manifeste avant tout par un processus de freinage, ou de contrainte, sur l’indépendance de la politique étrangère.
V. La politique étrangère française aurait, dans la période actuelle, d’énormes possibilités d’expansion et de développement ; elle ne les utilise pas, et reste sous-développée largement à cause de la fascination européistes qui domine sur une grande partie de la classe politique française. Le décalage entre les opportunités, les potentialités, et la réalité de la politique étrangère française devient désormais, au-delà de l’étonnement qu’il suscite, un véritable problème politique. Si la France n’arrive pas à rompre rapidement avec la logique du renoncement qui est devenue la sienne depuis plusieurs années, si elle n’arrive pas à se libérer de la domination politique de l’idéologie « néo-cons » qui règne actuellement, les contradictions externes se reporteront nécessairement au niveau interne. Les risques d’explosions politiques, avec des discontinuités radicales, deviendraient dès lors de plus en plus grand.
Jacques SAPIR
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