Le grand PARTI des « ex » (par Jean ORTIZ)
"C’était au temps où être intello et coco allait de soi, comme une évidence, comme l’on va à la fontaine écrivit Picasso. Depuis... Depuis..."
Je viens de dénicher un roman (« Ce temps des cerises », ed. L’Harmattan, 2015) qui m’a noué les tripes et mis le moral en capilotade.
Jeune étudiant, j’ai été influencé par des profs marxistes, et des « pointures » comme l’on disait alors ; l’un d’eux, Yvan Lissorgues, était resté pour moi « le communiste »... C’était au temps où « la fac du Mirail », à Toulouse, ressemblait à un laboratoire idéologique d’avant-garde, où l’engagement communiste coulait de source, où l’on s’escagassait en débats de haute volée, en affrontements vifs, souvent féconds... C’était au temps où être intello et coco allait de soi, comme une évidence, comme l’on va à la fontaine écrivit le grand Picasso. Depuis... Depuis... des puits d’incompréhensions, de contre-offensives « libérales », de guerres idéologiques inégales, de batailles perdues, de drames historiques, d’occasions loupées, d’erreurs aux conséquences encore très lourdes, brouillant l’image, entachant l’idéal... tout cela a renversé le rapport de forces. Etre communiste aujourd’hui à l’Université (plus nécessaire que jamais), est presque devenu un atypisme, qui relève de la brasse à contre-courant, quasi désespérée... et il en faut de l’optimisme gramscien pour résister, mener la lutte des idées, partir à la reconquête...
Alors parfois... Il y a quelques jours, badaboum. En lisant « Ce temps des cerises », j’apprends qu’Yvan, mon prof coco, auteur du roman, « n’est plus au parti ». Encore « un ex » ? Du grand parti des « ex ». Un de plus qui a quitté le parti ? Un « renégat » ? Pas tout à fait... C’est plutôt le parti qui a quitté Paul (de la fiction), ce vieux militant communiste rouergat, toujours sur la brèche, ancien cheminot, communiste devant l’éternel... Paul, intègre, pour qui « le parti ne pouvait pas se tromper »... Jusqu’au jour où son fils, Stéphane, étudiant à Paris, est emporté (consciemment) dans le tourbillon de mai 68... Paul, pris en étau entre le vécu « révolutionnaire » de Stéphane et le parti qui, « trop timoré », tarde, tarde, comprend mal le mouvement étudiant, son contenu, son sens, sa portée ... Un profond malaise commence à se creuser entre Paul et ses certitudes. Il « ne se sent plus le même ». Il « monte » à Paris pour voler au secours du fils arrêté et embastillé, loge rue Gay-Lussac chez Sonia, la petite amie de Stéphane... Gay-Lussac. La rue de la célèbre nuit des barricades, du tabassage, d’une violence inouïe, des étudiants en colère, par des CRS peu affectueux... Il découvre « L’Aveu », assiste à des manifs étudiantes, des A.G. ... « Le parti ne comprend pas cette révolte » ressasse le vieux bolcho qui se prend à douter... Il attend de « L’Huma » et de son parti d’autres réponses...
Au village aveyronnais, Raoul mène la cellule rouergate de Camjac sans excès de tact ; il se méfie de ce Paul qui ouvre la bouche de plus en plus grand au pays de l’aligot, de ce « Paul devenu gauchiste en vieillissant », et le secrétaire de cellule bétonne, verrouille... avec l’aval du sommet... au moment où auraient dû s’imposer le débat sans tabous, le retour critique sur des erreurs mortelles, l’ouverture...
Paul parvient à « convaincre » deux camarades de base, René et Jérôme... Ce dernier exprime « la colère d’un vrai communiste » (mais qu’est-ce « un vrai communiste » ?) Vertige... Ils deviennent aux yeux du parti « trois dissidents », peu fiables, hors moule... La « plaie ouverte » devient béante lors de l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie. Elle « déboussole » Paul, le vieux bolcho, ce don Quichotte défait et ses rêves d’une vie brisés comme les ailes de ses moulins... Elles n’ont pu balayer pesanteurs et « dogmes ». Seul lui reste le souvenir d’ « une belle page d’illusion » inaboutie (impossible ?), la nostalgie communiste, du « temps des camarades », et un air triste : « c’est de ce temps là que je (qu’il) garde au cœur une plaie ouverte ».
Que dire aux milliers de Paul qui, depuis lors et jusqu’à aujourd’hui, ont mal aux tripes ? Qu’il est encore temps, pas « trop tard »... ou peut-être trop tôt ? Que toutes les constructions humaines émancipatrices ne sont pas des chemins bordés de roses... sans chercher à excuser l’inexcusable. Les communistes ont beaucoup changé, tiré les leçons du passé, des retards à l’allumage, même s’il reste encore quelques scories. Le chantier entrepris sera long, mais vital ; il doit ouvrir de nouvelles perspectives. Le combat de classe en a besoin. Et malgré tous les malgrés, cela vaut le coup d’être communiste... Che disait que c’était « la plus haute des catégories humaines »... Et l’on peut l’être avec ou sans blessure, avec ou sans carte.
le 17 novembre 2015
Jean ORTIZ
SOURCE: L'Humanité.fr