« Ah moi, je ne suis pas de gauche ! » : LE DIVORCE FINAL
Y avait du pneu qui cramait, vendredi, sur Poulainville (Somme).
C’était chez Endel, un sous-traitant d’Engie, en charge de la « maintenance industrielle ».
C’était le troisième jour de grève, pour les NAO, les négociations sur les salaires, et les gars étaient assis devant le grillage, devant la fumée noire, comme face à un barbecue géant. Y en avait un, au bord de la route, qui levait les bras à chaque camion, pour susciter un coup de klaxon, en soutien, et le plus souvent ça marchait.
En trois chiffres, Frédéric, le délégué CGT, m’a très bien résumé la situation : 17 millions de bénéfices (dont 8 millions de CICE) 10 millions de dividendes (remontés vers la maison-mère, Engie) 5 millions d’E pour un millier de cadres (et assimilés).
Et pour les 5000 salariés restants ? 1,3 million à se partager, +0,25 euros d’augmentation !
« Et les investissements ? je demande.
- Bah, l’investissement, regarde la tête du bâtiment : y a des fuites d’eau dans le bureau du directeur… »
J’y allais en reporter.
Mais en candidat, quand même, aussi (j’ai tendance à l’oublier).
Alors, j’ai sorti mes petits documents.
« Ah moi, je ne vote plus, qu’il me sort, Frédéric. C’est par la rue que ça va passer. Je ne suis plus inscrit sur les listes électorales. »
Bon, ben merde, moins une voix. Je me tourne vers son collègue Philippe, CGT aussi :
« C’est une candidature de gauche, que je me présente.
- Ah non, moi, je ne suis pas de gauche », qu’il m’annonce.
Re-ben merde. Je m’attends à tout, maintenant. C’est tellement devenu le bazar politique : un cégétiste mariniste ? fillonniste ? macroniste ?
« Non, poursuit Philippe, moi je serai plutôt Jean-Luc Mélenchon… » Je suis paumé. A la fois je m’y retrouve et je m’y perds. Comme estomaqué, silencieux. « Parce que les socialistes, là, avec leur loi Travail et tout, on se dit qu’on aurait presque mieux fait de voter à droite ! »
C’est peut-être le pire du pire qu’Hollande aura fait, avec sa bande : défigurer la gauche, rendre ce mot haïssable, et surtout chez les ouvriers-employés. Comme un divorce final. Et ça, c’est chez des délégués. CGT. En grève depuis trois. « La fraction la plus consciente du prolétariat », comme on causait dans les manuels léninistes. Vous imaginez le no man’s land, du coup, derrière eux ? Le néant sur lequel nous devons reconstruire ?
On est toujours au milieu de la fumée :
« Tu vois le deuxième, assis là, me montre Frédéric. C’est Maxime. Un gamin. Introverti, entré chez nous il y a un an et demi. Il est dans les ateliers, et un matin, le chef l’envoie sur un chantier, dans une grosse boîte… C’est pas son truc, il ne sait pas faire, mais comme il n’ose pas dire non, il y va. Le client n’était pas content. Ca arrive, et il avait sans doute raison, mais c’est pas son métier, à Maxime, il n’a jamais fait, jamais appris à faire. Du coup, il écope de quatre jours de mise à pied, et d’un avertissement. Ca l’a déprimé, complètement. Nous, on est montés au créneau, et ils ont ramené la sanction à deux jours. On était toujours pas contents : si on devait sanctionner quelqu’un, c’est le chef, qui n’avait pas à le balancer là-bas. Donc, on vient d’obtenir ça : la suppression des deux jours et de l’avertissement. »
C’est beau, comme histoire, je trouve. La lutte contre une injustice, sans bruit, à côté de chez soi. Et le « gamin », là, Maxime, ça l’aurait brisé, peut-être, cet arbitraire, il se serait tu à jamais, craignant à tout moment un coup de bâton, tandis que là, si ça se trouve, cette solidarité, ça lui aura donné un peu de confiance en lui.
« Dans le Nord, on a perdu cent bonhommes en trois ans, me raconte Frédéric. Et ils ont prévu pareil pour les trois prochaines années. C’est le déclin.
- Y a plus de chantier ?
- Ils font appel à la sous-traitance étrangère. Des Polonais, des Roumains. Ils en font déjà venir sur Montataire, chez Arcelor. L’an dernier, on avait réussi à les arrêter sur Arcelor-Dunkerque. En Comité d’entreprise, on avait repéré qu’un papier n’était pas rempli. Mais cette année, sur Dunkerque aussi, ils ont bien rempli tous les papiers… -Donc, vous êtes favorable à la fin du travail détaché ? -C’est clair. Je ne suis pas raciste, je n’ai rien contre les Polonais, mais il faut qu’ils bénéficient des mêmes droits, que ça ne soit pas au rabais… » Philippe poursuit : « Et il n’y a même pas de réaction. Regarde chez Whirlpool : j’avais plein de chantiers à l’intérieur, moi, quand je suis arrivé 98, ils étaient 1300. Maintenant, 300. On va les délocaliser, et il n’y même pas une grève, un mouvement… Moi, je compare toujours ça à la grenouille qu’on ébouillante. Si on montait la température d’un coup, elle sauterait, elle s’échapperait. Mais là, comme on y va progressivement, elle s’habitue, elle s’endort, elle se laisse cuire. C’est nous, ça. »
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