Un entretien avec Frédéric KECK, philosophe et anthropologue, spécialiste de l’étude des CRISES SANITAIRES liées aux maladies animales


FRÉDÉRIC KECK : « NOUS SOMMES EN 1914
ET JAURÈS NOUS MANQUE À NOUVEAU »
Si les événements de ces dernières semaines ont surpris beaucoup de nos concitoyens, Frédéric Keck est peut-être l’une des rares personnes qui s’y attendaient ou qui s’y préparaient. Philosophe et anthropologue, spécialiste de l’étude des crises sanitaires liées aux maladies animales, le directeur du Laboratoire d’Anthropologie sociale devait sortir ce printemps chez Zones Sensibles son nouveau livre Les sentinelles des pandémies. Chasseurs de virus et observateurs d’oiseaux aux frontières de la Chine. En attendant que la levée du confinement nous permette de nous procurer son livre, il fait le point dans cet entretien sur ce que dix ans d’observation ethnographique des « sentinelles » asiatiques – Hong-Kong, Singapour et Taïwan – lui ont appris de la préparation des pandémies. Surtout, il s’attarde sur l’échec de l’anticipation européenne, sur ses causes profondes dans l’histoire des guerres mondiales et, de l’Affaire Dreyfus au socialisme jaurésien, sur les ressources insoupçonnées qu’il nous faudra investir pour anticiper les prochaines crises, qui ne manqueront pas d’arriver du fait des transformations écologiques signalées par les émergences virales.
Milo Lévy-Bruhl est doctorant en philosophie politique.
Entretien en collaboration avec Hémisphère gauche

Milo Lévy-Bruhl : L’OMS annonce depuis des décennies l’advenue imminente d’une pandémie mondiale meurtrière, nous y sommes. L’ampleur des désordres est inédite tout comme le sont les mesures prises pour y faire face. Peut-on dire que nous sommes en guerre ?
Frédéric Keck : Je crois qu’il faut comprendre ce que signifie déclarer la guerre à un virus pandémique. Les discours du président de la République les 12 et 16 mars ont eu de l’efficacité pour imposer des mesures de confinement inédites parce qu’ils déclaraient la guerre sans désigner un ennemi derrière une frontière. La « drôle de guerre » dans laquelle nous sommes entrés alterne entre l’attente pour le plus grand nombre et la Blitzkrieg pour ceux qui en sont les victimes. Surtout, nous ne savons pas qui est l’ennemi, parce qu’il est invisible et qu’il circule parmi nous depuis des semaines. En ce sens, la guerre aux pandémies ressemble à la guerre globale contre le terrorisme, parce qu’elle pousse jusqu’à ses conséquences ultimes son dispositif.
MLB : La guerre dont parle le président de la République récapitule donc tout l’imaginaire guerrier français depuis la Première guerre mondiale ?
FK : Il faut comprendre ce que signifie déclarer la guerre avant d’analyser à qui on la déclare, car la déclaration de guerre mobilise un imaginaire très puissant et très archaïque. Bergson analyse dans Les deux sources de la morale et de la religion l’effet qu’a eu sur lui la déclaration de guerre de 1914, en la comparant au récit de William James sur le tremblement de terre de San Francisco, qu’il disait ressentir comme une personnalité familière, et aux rituels par lesquels les chasseurs des sociétés sauvages invoquent l’esprit de leurs proies pour qu’elles consentent à être tuées. Lorsque j’analyse les technologies par lesquelles nous nous préparons à des catastrophes comme des pandémies, des tremblements de terre, des ouragans, des attaques terroristes, je note la même invocation des compétences qui étaient celles des sociétés de chasseurs. Dans les sociétés de chasseurs, en effet, la guerre est un état permanent, toute relation sociale est potentiellement une relation guerrière entre proie et prédateur.
Plus largement, je suis frappé par les analogies entre la situation que nous vivons et celle de 1914, peut-être sous l’influence des virologues qui parlent du caractère cyclique des pandémies venues de Chine : 1918, 1957, 1968. De même, la période 1871-1945 était un cycle de guerres mondiales qui partaient de l’Allemagne – et peut-être même faut-il remonter à la Révolution Française qui a rendu manifeste la tension entre la « civilisation » française et la « culture » allemande. En 1914 la France déclarait la guerre à l’Allemagne pour prendre sa revanche sur la nation industrialisée qui l’avait défiée et humiliée en 1871, parce que l’Allemagne était alors la seule nation à s’être construite non sur l’universalité du discours ou l’efficacité de l’échange mais sur la puissance technologique.
LIRE LA SUITE :