CIRCULATION ROUTIÈRE et VOCABULAIRE – La lettre de Philippe Arnaud
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Chers tous,
Ces dates sont celles du dernier week-end d'août. Ces deux jours ont marqué, pour la majorité des Français, la fin des vacances, donc le dernier grand retour vers leurs domiciles. Et, encore une fois, les médias nous ont parlé de journées "rouges" ou "noires", de "bouchons". Que nous apprend ce vocabulaire sur notre société ?
1. Le vocabulaire employé est démarqué du vocabulaire médical et le territoire national est comparé, métaphoriquement, à un corps humain. On y évoque la circulation automobile - comme on parle de la circulation sanguine. On poursuit la métaphore par les artères (autoroutes et grandes nationales, comme la Nationale 7) qui irriguent le territoire national, comme le réseau sanguin irrigue le corps humain. Et on peut même filer la métaphore car le flux de retour ne s'effectue pas exactement sur le même réseau, mais juste à proximité, de l'autre côté du terre-plain de l'autoroute (ou sur l'autre moitié de la Route nationale), comme le sang revient au cœur par le circuit veineux, distinct du circuit artériel.
2. La métaphore peut se poursuivre en ce que, comme les vaisseaux sanguins se ramifient en vaisseaux de plus en plus petits, les routes se ramifient de plus en plus, de l'autoroute à la nationale, de la nationale à la départementale et de la départementale à la voie communale, qui dessert jusqu'aux hameaux les plus isolés.
3. Et comme le réseau sanguin s'obstrue par un bouchon de graisse, le réseau routier peut aussi s'obstruer en raison d'un amas de véhicules à un endroit donné (un bouchon routier). Et l'un comme l'autre procèdent du même phénomène : un excès de richesses mal utilisées. Dans un cas on mange trop (trop de tout : des viandes, des graisses, des sucres, de l'alcool), qui se transforment en caillots de graisse dans les vaisseaux sanguins.
Dans l'autre cas, le transport dans une voiture individuelle révèle une mauvaise utilisation de l'espace. Prenons un exemple : un autocar interurbain peut contenir 70 passagers et mesurer 13 mètres de long. Si ces 70 passagers (à raison de 4 personnes par famille) partent en voiture individuelle, cela fait 18 voitures. La longueur moyenne d'une berline étant de 4,13 m, ces 18 voitures occupent près de 75 mètres de chaussée. Mais comme on doit imaginer un intervalle de 1 mètre (au minimum !) entre chaque voiture, ces 18 voitures occupent plus de 90 mètres de chaussée, voire, plus vraisemblablement, 100 mètres (contre 13 mètres pour l'autocar).
4. Et le train, dont chaque wagon contient un nombre de passagers comparable à celui de l'autocar engendre à son tour encore moins d'encombrements et de bouchons que le car puisque la SNCF peut cadencer ses rames en les faisant se suivre se suivre à 20 ou 30 minutes d'intervalle - comme par exemple entre Tours et Paris, où, tous les matins et tous les soirs 6 TGV transportent les "voyageurs pendulaires" dans les deux sens" sans que chaque rame ralentisse la suivante.
5. Mais la transformation des aliments en graisse dans les artères provient aussi de ce que l'être humain se déplace en voiture pour des trajets où il pourrait utiliser ses pieds ou son vélo (disons dans un rayon de 1 à 3 km autour de chez lui) et donc brûler ses graisses. Il dégrade donc, du même mouvement, et sa santé et son environnement (en épuisant les ressources pétrolières et minières, en polluant, en dégradant le climat, en occupant des mètres carrés de chaussée). Ses richesses sont donc doublement mal utilisées.
6. Mais la métaphore avec le corps humain peut aussi recéler un autre enseignement. Aujourd'hui, les mouvements de protestation ne touchent plus (comme en 1936 ou même en 1968), les activités de production : il n'y a presque plus d'activités extractives (des mines de charbon pour être précis), plus de sidérurgie ou de métallurgie lourde (construction de locomotives, de véhicules, de machines-outils) effectuées dans de grandes unités réunissant des milliers de salariés. Aujourd'hui, les mouvements de protestation s'en prennent aux réseaux. Et comme il est illégal de couper l'eau, le gaz ou l'électricité (et difficile de s'en prendre aux réseaux de télécommunications), les deux seuls réseaux qui peuvent être bloqués sont le réseau routier et le réseau ferroviaire.
7. Et il suffit parfois de s'installer à certains points stratégiques pour tout bloquer. Par exemple, dans l'Allier, la petite ville (ou le gros village) de Montmarault voit se croiser l'autoroute A71, la RCEA (Route Centre Europe Atlantique) qui traverse tout le Morvan, de Mâcon à Montmarault, la route vers Montluçon (et l'ouest de la France), la route vers Saint-Pourçain (qui mène en direction de Roanne et de Lyon) et la route vers Moulins (ou, plus loin, vers Nevers). C'est d'ailleurs précisément là qu'en 2020 se sont installés les "Gilets jaunes". Bloquer ainsi le réseau routier sur un tel nœud, c'est comme appuyer sur une artère ou une veine jugulaire au niveau du cou. Que font les paysans mécontents des prix agricoles ou les camionneurs menacés par une taxe ? Ils s'installent à de tels points focaux, qu'ils connaissent parfaitement. D'ailleurs, il suffit parfois que se précise la menace d'un tel blocage pour que le gouvernement remballe ses projets de loi...
8. Le langage est d'ailleurs éloquent : lorsque les routes (ou les voies de chemin de fer) sont bloquées, les médias titrent : "la France est paralysée" (comme un corps humain peut être paralysé). Et, dans cette courte phrase, tous les mots comptent : si l'on dit la France (et non pas la Bretagne, la Bourgogne ou la Provence), c'est que, dans le pays, chaque point du territoire dépend d'un autre point parfois très éloigné. Et ce phénomène est amplifié par la doctrine imposée par les financiers : la prohibition des stocks. Le stock, en effet, c'est de l'argent immobilisé (alors que cet argent pourrait - devrait même ! - être placé en banque ou en Bourse et rapporter des intérêts, des dividendes, des plus-values, des commissions... ) Résultat : les stocks sont dits sur roulettes, c'est-à-dire que, lorsqu'on passe une commande, celle-ci est rarement en magasin (sauf pour une quantité minime) mais qu'elle est livrée l'après-midi ou le lendemain par une camionnette ou un camion, qui a parcouru, dans l'intervalle, des dizaines ou des centaines de kilomètres...
9. Pour terminer sur cette métaphore médicale, cette interconnexion des divers points du territoire national (qu'on pourrait peut-être même élargir au niveau mondial) fait penser à ce que l'on constate lorsqu'un désordre (ou une lésion) dans un organisme se traduit par un symptôme parfois situé loin du siège de ce désordre (ou de cette lésion). Jadis, chaque région vivait plus ou moins en autarcie. Puis, à mesure que se sont multipliés les voies et les modes de transport (les routes royales, puis les canaux, puis les chemins de fer, puis les moteurs à explosion, puis les voies asphaltées, puis les autoroutes...), le pays s'est davantage senti comme un tout. [Sans préjudice de la création des réseaux d'énergie et de télécommunications, qui pourraient donner lieu à des métaphores avec le système nerveux]. Ira-t-on vers un degré supplémentaire d'intégration et d'interconnexion ? Cela serait-il d'ailleurs bénéfique ? Et à supposer même que cela soit bénéfique, serait-ce souhaitable ?
Je vous saurais gré de vos remarques, compléments, précisions et critiques.
Bien à vous
Amis du Monde Diplomatique
Tours