La lutte de classes vécue par les travailleurs et commentée par des journalistes bourgeois à Lyon (1831) - Par Jean LÉVY
Le 7 décembre 1831, la révolte des canuts lyonnais vient d'être matée dans le sang par l'armée de Louis Philippe, Saint-Marc Girardin, un journaliste bourgeois, analyse la situation dans le Journal des Débats...
L'ARTICLE DE SAINT-MARC GIRADIN
QUI DATE, RAPPELONS-LE, DE 1831...
Saint-Marc Girardin (1801-1873) réagit à la révolte des Canuts lyonnais :
Paris, 7 décembre 1831.
[…] La sédition de Lyon a révélé un grave secret, celui de la lutte intestine qui a lieu dans la société entre la classe qui possède et celle qui ne possède pas. Notre société commerciale et industrielle a sa plaie comme toutes les autres sociétés ; cette plaie, ce sont ses ouvriers.
Point de fabriques sans ouvriers, et avec une population d’ouvriers toujours croissante et toujours nécessiteuse, point de repose pour la société.
Ôtez le commerce, notre société languit, s’arrête, meurt ; avivez, développez, multipliez le commerce, vous multipliez en même temps une population prolétaire qui vit au jour le jour, et à qui le moindre accident peut ôter ses moyens de subsister ; cherchez dans chaque ville manufacturière quel est le nombre relatif de la classe industrielle et marchande et de la classe manouvrière, vous serez effrayé de la disproportion.
Chaque fabricant vit dans sa fabrique comme le planteur des colonies au milieu de leurs esclaves, un contre cent ; et la sédition de Lyon est une espèce d’insurrection de Saint-Domingue.
Les concurrences commerciales font aujourd’hui l’effet que faisaient autrefois les émigrations des peuples. La société antique a péri, parce que les peuples se sont remués dans les déserts du nord, et qu’ils se sont heurtés les uns aux autres, jusqu’à ce que de proche en proche, ils vinssent tomber sur l’empire romain.
Aujourd’hui, les Barbares qui menacent la société ne sont point au Caucase ni dans les steppes de la Tartarie ; ils sont dans les faubourgs de nos villes manufacturières.
Il ne faut point les injurier ; ils sont, hélas ! plus à plaindre qu’à blâmer : ils souffrent, la misère les écrase. Comment ne chercheraient-ils pas aussi une meilleure condition ? Comment ne se pousseraient-ils pas tumultueusement vers une meilleure fortune ?
Comment ne seraient-ils pas tentés d’envahir la bourgeoisie ? Ils sont les plus forts, les plus nombreux […]
Nos expressions de barbares et d’invasions paraîtront exagérées ; c’est à dessein que nous les employons. […] il faut que la classe moyenne sache bien quel est l’état des choses ; il faut qu’elle connaisse bien sa position.
Elle a au-dessous d’elle une population de prolétaires qui s’agite, qui frémit, sans savoir ce qu’elle veut, sans savoir où elle ira ; que lui importe ? Elle est mal. Elle veut changer. C’est là où est le danger de la société moderne ; c’est de là que peuvent sortir les barbares qui la détruiront.
Dans cette position, il est nécessaire que la classe moyenne comprenne bien ses intérêts et le devoir qu’elle a à remplir. […]
Ce serait cruauté et tyrannie que de vouloir élever une barrière insurmontable entre la classe moyenne et les prolétaires. Point de barrière, donc ; point de lois aristocratiques ; point de lois qui n’aient d’autre but que de nous défendre, qui soient exclusives et égoïstes. Ne donnons point de droits politiques ni d’armes nationales à qui ne possède rien, mais que nos lois continuent de plus en plus de donner à chacun les moyens de posséder ; et que de cette façon, elles diminuent de plus en plus le nombre des prolétaires pour augmenter le nombre des propriétaires et des industriels ; allégeons autant que possible les impôts qui pèsent sur les industriels ; allégeons autant que possible les impôts qui pèsent sur les prolétaires. Point de droits politiques encore une fois hors de la propriété et de l’industrie ; mais que tout le monde puisse aisément arriver à l’industrie et à la propriété. Sans cela, il y aurait cruauté et tyrannie. […]
Tout ce qui augmentera le nombre des propriétaires et des industriels, tout ce qui facilitera la division de la propriété et de l’industrie sera salutaire à la société moderne. C’est donc dans cet état d’esprit que la société moderne doit faire des lois. Elle périra par ses prolétaires, si elle ne cherche pas, par tous les moyens possibles, à leur faire une part dans une propriété, ou si elle en fait des citoyens actifs et armés avant d’en avoir fait des propriétaires."
ET LE COMMENTAIRE DE JEAN LÉVY :
Ainsi, il y a 190 ans, la lutte de classe entre les ouvriers et les patrons est analysée, du côté du capital, avec lucidité. L'article s'adresse à la classe bourgeoise - les prolétaires ne lisent pas cette presse - et met " les propriétaires" en garde sur les dangers qu'ils courent à terme. Et Saint-Marc Girardin leur conseille, non la violente répression, mais "l'embourgeoisement" des ouvriers : que ceux-ci deviennent aussi propriétaires et, de ce fait, songerons en premier de sauvegarder leurs biens.
Tant que la classe ouvrière ne possède rien, elle sera tentée de s'insurger contre l'ordre établi pour jouir elle aussi de la propriété. Lui concéder quelques biens l'intégrera dans le systéme bourgeois...
Saint-Marc de Girardin voit juste :l'accession des ouvriers à la propriété, ne fusse qu'un maigre pavillon, les amènera dans les années d'après-guerre, à ne plus se considérer comme des prolétaires dénués de tout, car, pense par avance le journaliste bourgeois, ils auront des biens à transmettre à leurs enfants, et seront moins tenté de se révolter.
Mais la lutte de classe a pris une autre tournure. La financiarisation de l'économie avec le recul massif du secteur industriel, donc de l'emploi, la mainmise du capital mondialisé sur l'économie - et sur le pouvoir en place - destructure la Nation. La soumission des peuples aux intérets de l'oligarchie européenne, qui tient table ouverte à Bruxelles, privent ceux-ci de choisir un autre modèle de société .
La lutte de classe prend donc aujourd'hui une dimension nationale.
La libération des travailleurs du joug capitaliste au quotidien ne peut se séparer de la lutte pour la souveraineté, du fait que le capital s'est internationalisé, et d'abord européisé. La Commission de Bruxelles s'est en grande partie substitué au pouvoir national. Son chef fait office de gouverneur colonial au service de l'Union européenne. La lutte de classe est devenue autant sociale que nationale.
Mais sur le fond, la grande peur des possédants n'a guère changé depuis la révolte des canuts...
La lutte de classe non plus.
JEAN LÉVY