CHINE : UNE GUERRE POUR TAÏWAN EST-ELLE INÉVITABLE ?
La Chine est prête à se battre pour Taïwan mais est-elle prête à en payer le prix ?
Pékin montre qu’il est prêt à entrer en guerre pour Taïwan et se prépare en coulisses aux conséquences inévitables.
Par Timour Fomenko, analyste politique
La semaine dernière, William Lai a été investi président de l’île autonome de Taïwan. Lai, partisan de l'indépendance qui prône la séparation officielle de la Chine, a prononcé un discours provocateur affirmant l’existence souveraine de la province rebelle.
La Chine a rapidement réagi en lançant des exercices militaires autour de l’île, qui selon Pékin, étaient des exercices de «prise de pouvoir» et de mise en place d’un blocus naval efficace. Même si les exercices avaient été annoncés à l’avance et auraient eu lieu de toute façon, ils ont néanmoins été les plus grands et les plus significatifs que la Chine ait organisés jusqu’à présent, plus importants que ceux qui avaient suivi la visite controversée de Nancy Pelosi sur l’île en 2022.
Dans la même veine, la rhétorique officielle de la Chine continentale à l’égard de Taïwan est également devenue nettement plus agressive que jamais, le porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères déclarant : «Les forces indépendantistes taïwanaises auront la tête brisée et leur sang coulera après s’être heurtées à la grande tendance de l’unification complète que la Chine réalise.»
Pékin, bien sûr, a toujours clairement exprimé sa position sur le rattachement de l’île, et n'a notamment jamais exclu le recours à la force pour ce faire, mais ces dernières années, la situation s’est aggravée car les États-Unis ont délibérément attisé les tensions avec Taïwan afin de provoquer la Chine, et donc de manipuler le paradigme international vers un conflit entre l’autoritarisme et la démocratie, une tendance qui s’est considérablement intensifiée après le début des hostilités en Ukraine.
Boycotts, sanctions et saisies d’actifs : ces menaces occidentales qui planent sur Pékin
Mais la question est de savoir si la Chine prendra vraiment ce risque. Ce serait un autre point important dans les relations internationales, qui, contrairement à l’Ukraine, pourrait en fait conduire à une guerre directe avec les États-Unis. Pékin a de quoi réfléchir. La décision de reprendre Taïwan par la force provoquera une réaction colossale de l’Occident que les États-Unis utiliseront rapidement pour réaffirmer l’unité avec tous leurs alliés. Premièrement, cela inclut des mesures de découplage immédiates auxquelles la Chine a longtemps tenté de résister. Cela comprendrait un embargo complet sur l’envoi de micropuces et d’autres technologies critiques en Chine, une exclusion immédiate des produits chinois essentiels de tous les marchés concernés, une saisie potentielle des actifs en devises chinoises et une vaste campagne de censure qui, entre autres, conduirait à l’interdiction totale de TikTok et CCTV.
Sur le plan politique, comme les États-Unis l’ont fait avec l’Ukraine et son adhésion à l’OTAN, on pourrait également s’attendre à ce qu’ils agissent en fonction des conséquences d’un tel conflit. En cas de succès, les États-Unis renonceront probablement ouvertement à la politique d’une seule Chine et puis réaffirmeront leur position sur l’indépendance de Taïwan en déclarant ne pas reconnaître l’annexion de Taïwan par Pékin. Tout cela signifie que les coûts politiques et économiques pour la Chine associés à de tels efforts seraient énormes. La question est donc de savoir dans quelle mesure les bénéfices devraient l’emporter sur les coûts pour que Pékin décide finalement de lancer une invasion.
En fait, la Chine se prépare stratégiquement à ce scénario plus qu’on ne le pense. Tout d’abord, une guerre potentielle est un facteur déterminant pour l’orientation du développement économique du pays. La Chine mène une campagne de plus en plus intensive de fabrication locale de puces, de localisation des chaînes d’approvisionnement en technologies et d’autres biens essentiels, cherchant à éliminer progressivement sa dépendance à l’égard des importations étrangères. Les États-Unis cherchent depuis longtemps à instrumentaliser les chaînes d’approvisionnement en semi-conducteurs et la dépendance de la Chine à l’égard de Taïwan pour une grande partie de ces chaînes en tant que goulot d’étranglement stratégique permettant de paralyser le développement économique et militaire de la Chine. Pékin effectue des investissements ambitieux pour essayer de sortir de cet endiguement et de se débarrasser de cette dépendance le plus rapidement possible, tout en cherchant à améliorer ses propres capacités.
Semi-conducteurs, énergie : Washington entend exploiter les dépendances chinoises
Ensuite, la Chine se prépare depuis longtemps à l’éventualité que les États-Unis tentent de lui imposer un embargo naval total, aussi improbable que cela puisse paraître. Le Pentagone a été chargé de rédiger un rapport sur la manière dont un tel embargo pourrait être mis en place. L’objectif serait bien sûr de paralyser la Chine sur le plan militaire en lui refusant l’accès aux carburants étrangers, afin de profiter de son manque d’indépendance énergétique, dû à la taille de sa population, comme d’un autre facteur d’étranglement. Face à cette situation, la principale réponse de Pékin a été de développer l’initiative « Une ceinture, une route » et d’enrôler ses partenaires stratégiques tels que le Pakistan pour créer des routes maritimes et commerciales alternatives qui évitent les régions navales à sa périphérie, de plus en plus militarisées par les États-Unis. Cette approche comprend également une intégration stratégique et énergétique accrue avec la Russie.
Compte tenu du contexte de ces initiatives, la Chine se prépare certainement à l’éventualité d’une guerre et élabore les ajustements économiques qui seraient nécessaires dans un tel scénario. Il est toutefois vrai que, pour l’instant, Xi Jinping n’a pas renoncé à la diplomatie et qu’il est peu probable qu’il prenne une décision aussi radicale, car il est toujours intéressé par le développement économique du pays par le biais de l’intégration avec les marchés occidentaux. Néanmoins, nous devons reconnaître qu’avec la façon dont le monde change, cette possibilité s’éloigne de plus en plus, et il est évident pour beaucoup que, sur la trajectoire de développement actuelle, Taïwan n’a absolument aucun intérêt à l’unification. Quelles sont alors les options qui restent à la Chine en ce qui concerne Taipei ? Les risques sont énormes, quel que soit son choix.
PT
L’Occident est sur le point de soutenir ouvertement le séparatisme taïwanais
Tout en insistant sur le fait qu’ils ne soutiennent pas «les changements unilatéraux» du statu quo, les responsables américains et européens ne critiqueront pas la provocation flagrante de Taipei.
Par Bradley Blankenship, journaliste, chroniqueur et commentateur politique américain
L’armée populaire de libération de la Chine (APL) a entamé le 23 mai une campagne significative, l’opération Joint Sword-2024A (ou Épées tranchantes unies-2024A). Celle-ci impliquait la mise en place d’un blocus simulé autour de l’île autonome Taïwan ainsi que des zones autour des îles de Kinmen, Matsu, Wuqiu et Dongyin. Il est à noter qu’il s’agit du plus vaste exercice militaire de ce type depuis un an et qu’il intervient après la récente investiture du président taïwanais Monsieur Lai Ching-te qui a clairement indiqué qu’il allait promouvoir la question de l’indépendance formelle.
Lors de son discours, Monsieur Lai a rompu sa promesse de maintenir le statu quo avec la Chine continentale. Comme l’a noté Kathrine Hille, dans le Financial Times, il a «tenu un langage manifestement différent tout en précisant également certains faits particulièrement dérangeants pour Pékin».
Alors que Tsai Ing-wen, le prédécesseur de Monsieur Lai, faisait référence aux «autorités de Pékin» ou à «l’autre côté du détroit», ce qui n’indique pas explicitement que la Chine et Taïwan sont des entités distinctes, le nouveau dirigeant, quant à lui, a mentionné la «Chine» tout au long de son discours.
Il a fait référence à «Taïwan» et à «la République de Chine, Taïwan» affirmant que «certains appellent ce pays la République de Chine d’autres la République de Chine Taïwan et d’autres encore Taïwan ; mais quel que soit le nom que nous-mêmes ou nos amis internationaux choisissons pour appeler notre nation, nous résonnerons et brillerons de la même manière».
Taïwan «est une nation souveraine et indépendante», affirme Lai Ching-te
Qualifiant Taïwan de «nation», Monsieur Lai a cité la constitution de la République de Chine — l’État qui a perdu le contrôle du continent au profit des forces communistes pendant la guerre civile chinoise en 1949, mais qui reste toujours à Taïwan — pour dire que «la République de Chine Taïwan est une nation souveraine et indépendante dans laquelle la souveraineté est entre les mains du peuple» (de nationalité de la République de Chine). «Cela nous montre clairement que la République de Chine et la République populaire de Chine ne sont pas subordonnées l’une à l’autre», a-t-il conclu.
Les responsables du parti Kuomintang (KMT) longtemps au pouvoir ces dernières années jusqu’au succès électoral du Parti démocrate progressiste (PDP), n’ont pas tardé à critiquer le discours de Monsieur Lai. Par exemple, le bureau de l’ancien dirigeant taïwanais Ma Ying-jeou l’a sévèrement critiqué pour avoir introduit une «nouvelle théorie des deux pays» ajoutant que sa «position directe et explicite équivaut à pencher en faveur de l’indépendance de Taïwan conduisant à une situation dangereuse sans précédent entre les deux rives du détroit».
Effectivement, le mal était déjà fait et quelques jours plus tard, Pékin a lancé un exercice militaire sans précédent. Comme les médias d’État chinois se sont empressés de le dire, l’exercice était explicitement conçu pour envoyer un message selon lequel «l’indépendance de Taïwan est une voie sans issue». «La première voix» de CGTN, une chaine de télévision conçue pour fournir des commentaires en temps réel sur les dernières nouvelles, a déclaré : «Plus les forces "indépendantistes" sont féroces, plus forte sera la riposte de la Chine continentale». Elle a également souligné que le blocus simulé lors de l’exercice avait pour but de paralyser complètement l’économie locale, de détruire des installations militaires clés, de dissuader les cibles militaires et politiques à Taipei et empêcher les forces séparatistes de s’enfuir.
Il est également évident que l’appellation elle-même [de l’opération] suggère que d’autres opérations sont prévues cette année, par exemple Joint Sword-2024B, Joint Sword-2024C etc. Il ne fait aucun doute que Pékin surveillera de près les décisions de Monsieur Lai et la politique de son parti pour voir si une véritable question de souveraineté se pose ouvertement, qui pourrait déclencher une réponse militaire de la part de l’armée populaire de libération.
Escalade des tensions : Washington ne condamne pas les déclarations de Lai Ching-te
Ce qui est le plus fascinant dans cette affaire, c’est la réponse des bienfaiteurs occidentaux de Taïwan. Par exemple, selon le site internet du Département d’État américain, Washington s’oppose à «tout changement unilatéral du statu quo de part et d’autre ; nous ne soutenons pas l’indépendance de Taïwan ; et nous espérons que les différends entre les deux rives du détroit seront résolus par des moyens pacifiques».
Le secrétaire d’État Antony Blinken n’a toutefois pas condamné les déclarations de Monsieur Lai. Au contraire, il a publié une déclaration dans laquelle il félicite «le peuple taïwanais d’avoir une fois de plus démontré la force de son système démocratique solide et résistant» et exprime son espoir de travailler ensemble «pour faire évoluer nos intérêts et nos valeurs communs, approfondir nos relations officieuses de longue date et maintenir la paix et la stabilité à travers le détroit de Taïwan».
Filip Grzegorzewski, le représentant de l’UE à Taïwan, était également présent en personne à l’investiture. Il a déclaré sur X (ex-Twitter) : «J’ai eu l’honneur d’assister à l’investiture de William Lai Ching-te. Félicitations à Taïwan pour cette démonstration de démocratie vibrante. La paix et la stabilité de part et d’autre du détroit sont essentielles à la sécurité et à la prospérité régionales et mondiales. Je me réjouis de continuer à développer nos relations».
Ces deux responsables ont mentionné la nécessité de «la paix et la stabilité à travers le détroit» et s’opposent formellement à «tout changement unilatéral du statu quo», mais n’ont pas dénoncé le discours très provocateur de Monsieur Lai qui remet directement en question le statu quo au point rompre avec ses propres promesses de candidat et avec les déclarations de son prédécesseur et ancienne collègue. Si le camp occidental refuse de tenir Monsieur Lai pour responsable de ses déclarations manifestement provocatrices, il est clair qu’il soutient en fait les changements unilatéraux du statu quo menés par les forces séparatistes — ce qui est une grave erreur qui ne fera qu’aggraver les risques d’affrontement militaire.
PT