De la ZAD au Djihad [le blog de Descartes]
D'ACCORD ou PAS ! La dernière tribune de DESCARTES:
C’est le dernier phénomène à la mode. Je ne parle pas du laisser-aller de nos élus à l’heure de payer leurs impôts – laisser-aller qui n’est pas confiné aux élus, hélas ! (1) – qui défraie la chronique, mais des jeunes hommes et femmes qui quittent tout, études, famille, quartier, pays, pour aller combattre en Syrie ou en Iraq aux cotés des groupes islamistes radicaux.
D’habitude, nos classes bavardantes adorent le « don de soi ». On ne compte plus les articles chantant les louanges de tel ou tel jeune quittant tout pour assouvir sa passion individuelle – le tour du monde à la voile, la traversée de l’Atlantique à la rame. Mais la Rolls-Royce du « don de soi », c’est d’habitude le service d’une cause. On admire, et on le dit, ceux qui sont capables de tout sacrifier, de tout abandonner au service de l’Idée, que ce soit pour soigner les enfants sidatiques en Afrique ou pour combattre les injustices en Amérique Latine. On se serait attendu donc à ce que le « don de soi » des fous de l’Islam soit apprécié humainement à sa juste valeur par les derniers tenants du « romantisme révolutionnaire ». Et bien, non. La condamnation de nos grands prêtres intellectuels est unanime et sans réserves. Ce qui est paradoxal, dans un milieu qui porte aux nues Michel Foucault. Après tout celui-ci chanta les louanges à la fin des années 1978 de l’ayatollah Khomeini et de sa « révolution islamique ». Mais bon, on n’est pas à une incohérence près. Et puis, le monde a bien changé depuis les années 1970. A l’époque, c’était des jeunes idéalistes qui faisaient le choix d’aller combattre pour la justice, aujourd’hui ce sont des pauvres victimes dont le cerveau est « lavé » par de subtils recruteurs sur internet. En d’autres termes, leur « don de soi » n’est nullement libre, et ne vaudrait rien.
Regardons donc de plus près : qui sont ces gens qui partent au moyen-orient pour « faire le djihad » ? En fait, ils viennent d’un peu partout en France. Ils viennent des quartiers défavorisés, mais aussi du centre des grandes villes ou de villages campagnards (2). Ils appartiennent pour une petite moitié de la « communauté » musulmane, mais pour une autre moitié – et c’est notable, j’y reviendrai – ce sont des convertis de fraîche date à l’Islam. On en retrouve dans les quartiers défavorisés mais aussi chez les classes moyennes, qui sont en fait surreprésentées. Les femmes (43%) sont presque aussi bien représentées que les hommes.
Difficile donc de trouver un point commun qui pourrait servir de « cause » efficiente pour expliquer la dérive djihadiste ? Non, pas vraiment. Un « point commun » saute aux yeux : pratiquement tous les candidats au djihad sont jeunes. Un signalement sur quatre concerne un mineur, et on constate une très forte diminution des vocations à partir de 25 ans. C’est donc en direction de la jeunesse et de son statut dans notre société qu’il faut chercher les causes du phénomène.
En fait, comme c’est souvent le cas, nous avons devant nous un phénomène qui, à la base, n’a rien de nouveau. S’il n’est remarqué aujourd’hui que parce qu’il prend une forme particulière, parce qu’il présente un danger particulier… ou plus bêtement, parce que les journaux n’ont rien d’autre à se mettre sous la dent. On peut trouver dans l’histoire du dernier siècle de nombreux exemples ou des jeunes ont tout quitté un jour pour aller combattre les armes à la main pour ce qu’ils croyaient – à tort ou à raison – juste. L’exemple le plus emblématique est certainement celui du « Che » Guevara, jeune médecin argentin allé faire la guérilla à Cuba. On se souvient aussi de Régis Debray, parti faire le coup de feu en Bolivie. Dans un autre registre, des dizaines de milliers de jeunes sont allés combattre du côté républicain – et une dizaine de milliers d’entre eux y ont laissé leur vie. Plusieurs centaines sont allés combattre dans les rangs des mouvements de guérilla latino-américains. Des jeunes français en 1940 on quitté famille et amis pour aller à Londres et de là aux Colonies pour se battre pour la France Libre. Et à chaque fois, on retrouve la même constante : ces déplacements touchent toutes les classes sociales, toutes les origines, et les combattants n’ont qu’un point commun, la jeunesse.
Le jeune arrive dans un monde qui existait bien avant lui, dans une société qui s’est constituée avant et en dehors de lui, avec ses règles, son langage, ses contraintes, ses hiérarchies. Au départ, l’affirmation du jeune en tant qu’individu social le pousse à contester cet héritage, d’assumer une position « en dehors », d’imaginer qu’on peut vivre « autrement ». Et puis, avec l’âge et l’expérience, on découvre que ces règles, ces contraintes, ces hiérarchies ont un sens. Qu’elles ne sont pas là pour vous embêter, mais qu’elles contiennent une sagesse du « vivre ensemble » distillée par l’humanité pendant des siècles. Devenir adulte, ce n’est pas du tout se résigner à l’état des choses. C’est au contraire comprendre combien délicat et subtil est l’équilibre dans lequel nous vivons, et combien l’idée de faire « table rase » du passé est erronée. Dans le « jeunisme » ambiant, on a tendance à associer l’âge adulte avec celui de la résignation, alors que la jeunesse est parée de toutes les vertus de l’engagement. C’est une vision fausse : l’adulte n’est pas moins engagé que le jeune. La différence est que l’adulte s’engage pour ce qui vaut la peine, alors que le jeune conteste à tort et à travers, ce qu’il est possible de réformer comme ce qu’il n’est pas possible – ou pas souhaitable – de changer.
La jeunesse, c’est l’âge de l’immaturité. Le monde de l’enfant est en grande partie formé par ses parents, des gents qui l’aiment, qui se sentent responsables et qui cherchent – et cela est d’autant plus vrai avec la baisse de la natalité et l’avènement de l’enfant-roi – à lui faire plaisir en se pliant à ses désirs. Cette situation conduit l’enfant à une sensation de toute-puissance où il lui suffit de demander, plus ou moins fort, pour être exaucé. Mais à partir de l’adolescence, le jeune sort de ce monde douillet pour se confronter aux autres, des « autres » qui ne se sentent aucune obligation de lui faire plaisir, et qui n’ont aucune intention de se plier à ses désirs. La toute-puissance en prend un coup. Le jeune réalise tout à coup que pour faire quelque chose, pour changer quelque chose il faut s’armer de patience, discuter, convaincre. Ou alors… contraindre par la force. C’est dans cette alternative qu’apparaît cette fascination pour la violence si caractéristique de cet âge. Alors qu’on se sent impuissant devant un monde trop grand et trop complexe, le couteau, le flingue, le cocktail Molotov donnent une illusion de puissance. C’est « donnez-moi une Kalachnikov, et je bougerai le monde ». L’engagement dans le « djihad » de jeunes français n’est donc pas si éloigné d’autres formes de contestation violente qui ont séduit et séduisent toujours la jeunesse. La ZAD n’est finalement pas si loin du Djihad.
Et tout cela n’a rien à voir avec la religion. Celle-ci n’est qu’un prétexte, comme le fut en son temps pour les militants d’Action Directe la croyance dans la Révolution (avec un grand « R ») prolétarienne. Pablo Giussani, dans un essai devenu classique sur la violence politique des Montoneros en Argentine (3) avait décrit le problème avec une magnifique formule : « il ne s’agit pas, dans ce contexte, de la question de savoir si la fin justifie les moyens. Pour Montoneros, c’était plutôt les moyens qui justifiaient la fin ». La religion, que ce soit l’Islam pour les candidats au Jihad ou la nouvelle religion « écolo-anti-capitaliste » pour les zadistes, n’est qu’une justification transcendante de l’aventure qu’ils ont choisi de vivre, une manière de sublimer leur choix de se mettre à l’écart de la société et de ses règles en transformant un choix individualiste en devoir sacré.
Pour s’affirmer, la jeunesse cherche donc à contester les règles, les contraintes, les hiérarchies de la vie en société. Ce faisant, elle se met – et nous met – en danger. Parce que certaines de ces règles, de ces contraintes, de ces hiérarchies ont précisément pour fonction de nous protéger des autres et de nous-mêmes. Cette mise en danger est donc nécessaire, mais en même temps elle est socialement coûteuse. Pour réduire ce coût, les sociétés ont de tout temps cherché à organiser cette mise en danger, à la ritualiser, pour lui permettre de jouer son rôle social tout en limitant le risque. Ainsi, par exemple, dans certaines cultures le jeune guerrier s’affirmait en tuant un lion. Mais avec le temps, le combat réel avec le lion a été remplacé par un combat « rituel » sous forme d’une danse où un guerrier âgé, recouvert d’une peau de lion, mime le combat et la mort de l’animal après un coup de lance symbolique. Cela permet que plus de guerriers arrivent en bonne santé l’âge adulte, pour le plus grand profit de la communauté toute entière.
Protéger notre jeunesse, ce n’est pas la mettre dans du coton. C’est au contraire, lui offrir les moyens de s’éprouver sans se mettre en danger autrement que symboliquement. Il faut lui proposer un « cursus honorum » social qui lui permette de se représenter dans un parcours valorisant. Il nous faut des « cérémonies de passage » et des épreuves marquant les étapes de ce parcours qui permettent au jeune de se « mettre en danger » et de prouver socialement sa valeur sans qu’il soit nécessaire pour cela de prendre une kalachnikov ou le cocktail Molotov dans les mains.
Descartes
(1) Que celui qui n’a jamais payé « au noir » un artisan, qui n’a jamais reçu un paiement en liquide et « oublié » de le déclarer leur jette la première pierre. Je trouve d’ailleurs très curieux de voir les mêmes qui proposent la désignation d’une constituante par tirage au sort au nom de la représentativité sociologique soient les mêmes qui exigent la démission de Thévenoud. Après tout, si l’on veut des assemblées « représentatives », il faut bien que le taux de fraudeurs, de meurtriers et de pervers sexuels soit le même que dans la population générale, non ?
(2) Les données qui suivent viennent de la plateforme téléphonique de signalement mise en place par le Ministère de l’Intérieur.
(3) Pablo Giussani, « Montoneros, la Soberbia Armada » (« Montoneros, la superbe armée »), non traduit.