IL EST ACCUSÉ d'être pro-Poutine, il s'explique = Olivier BERRUYER: « Je n’ai ni plus ni moins d’affection pour la RUSSIE que pour le Pérou »
Olivier Berruyer anime le premier blog économique français, les-crises.fr, depuis plus de trois ans. Depuis le début de la crise ukrainienne, il décortique et critique de façon virulente les analyses occidentales des événements. RENCONTRE.
Le Courrier de Russie : Comment avez-vous commencé à vous intéresser à ce qui se passait en Ukraine ? Votre blog est avant tout économique, pas géopolitique.
Olivier Berruyer : Justement, je m’y suis intéressé avec un regard économique au départ, puis politique. Globalement, il faut dire que lorsqu’on voit qui sont les dirigeants de l’Union européenne, on est inquiet – on se dit que ce sont les bonnes personnes pour faire précisément n’importe quoi ! Et leur volonté habituelle d’élargir le périmètre de l’empire européen et d’aller faire du libre-échange avec l’Ukraine m’a donc alerté.
LCDR : Vous attendiez-vous à un tel succès ?
O. B : 500 à 600 000 visites par mois, c’est un joli succès individuel, certes, mais ce n’est pas TF1 non plus ! Et à vrai dire, je m’en fiche, moi, je me contente de dire ce que j’ai à dire, et si ça intéresse quelqu’un, tant mieux. Il n’y a pas de démarche commerciale, ce n’est pas à but lucratif. Ce que je fais n’est même pas très vendeur – il y aurait bien d’autres moyens d’être racoleur…
LCDR : Justement, vous diffusez des analyses qui sont largement à contre-courant et qui, dans cette crise ukrainienne, prennent plutôt la défense de la Russie. Pourquoi ?
O. B : Vous savez, si on tente de faire la somme de ceux qui, dans cette crise, n’ont pas un regard biaisé, qui ne sont ni pro-russes, ni pro-ukrainiens – moi-même, au 1er janvier de cette année, je ne savais presque pas où situer l’Ukraine ! –, le constat est un peu triste. En outre, côté européen, l’affaire ukrainienne est gérée avec une totale inconscience des risques. Il aurait fallu avoir un peu de modération, dont la Russie fait preuve d’ailleurs, à la manière de Kissinger, en demandant que l’Ukraine reste militairement neutre. Mais vu l’intégrisme européiste qui règne dans les instances communautaires européennes, il était évident que ça risquait de mal tourner. Personnellement, j’estime qu’il vaut toujours mieux négocier que recourir aux armes…
LCDR : Est-il vraiment possible de convaincre les gens de cette « neutralité » de la Russie, que vous soulignez ?
O. B : C’est quasiment impossible. Vous savez, je suis un grand admirateur de Noam Chomsky et de tous ses travaux sur la fabrication de l’opinion publique. Et quand vous avez lu ce genre d’ouvrages, vous vous efforcez par la suite d’avoir une position neutre, de vous dire que tout n’est pas tout blanc ou tout noir… Ici, en France, les gens regardent TF1 et France 2, écoutent France Inter, lisent Le Monde ou Libération… qui disent tous la même chose ! Et quand vous vous faites l’écho d’un autre son de cloche, dans le meilleur des cas on vous prend pour un simplet, et au pire, pour un russophile acharné, payé par la Russie : les gens ne peuvent même pas s’imaginer que l’on peut simplement être intellectuellement honnête – et éventuellement en désaccord avec l’analyse des choses la plus répandue. Mais parfois, il apparaît évident que l’on est en train de faire une grosse bêtise. Et rien ne semble pouvoir l’empêcher….
LCDR : Par exemple ?
O. B : Lors de la guerre en Irak, beaucoup de gens ont alerté sur le danger de bombarder Saddam Hussein – et c’était une idée encore plus difficile à défendre, à l’époque, que de prendre position pour la Russie sur le dossier ukrainien aujourd’hui. Mais aujourd’hui, on voit bien que si l’on n’avait pas bombardé l’Irak, certes, tout n’y serait pas rose et il y aurait sans doute eu des morts – mais pas 500 000 ! Et le plus triste, c’est qu’on s’en fiche ! Les Américains disent que c’était le « prix à payer ». Le prix pour quoi ? Est-ce que ça va tellement mieux aujourd’hui ? Et il faut reconnaître que cette incapacité à dire les choses est un problème assez particulièrement français.
LCDR : Comment ça ?
O. B : Je ne dis pas que les choses sont idéales aux États-Unis ou en Angleterre, mais entre la lecture du Guardian, qui publie des avis assez divers sur la Russie et l’Ukraine, et celle du Monde, il y a quand même une grande différence. Le Monde a conservé son aura d’il y a trente ans – les lecteurs sont persuadés que leur journal cherche toujours LA vérité. Mais personne ne l’a, cette vérité ! Et pourtant le fondateur du Monde, Hubert Beuve-Méry, le disait lui-même : « Je ne peux pas vous garantir l’objectivité, mais je peux vous garantir l’honnêteté. » Aujourd’hui, ce quotidien est devenu un instrument malhonnête de propagande sidérante, et dangereuse ; on doit faire extrêmement attention à ce qu’on dit dès que l’on touche aux questions internationales, et surtout diplomatiques.
LCDR : Et à quoi ce « problème français » est-il dû, selon vous ?
O. B : C’est une bonne question. Aux réseaux de pouvoir, à la concentration des médias, au manque de moyens des journalistes… Se penser comme supérieur au reste du monde, c’est une sorte d’extrémisme de l’archétype français – le donneur de leçons. Il y a aussi là quelque chose de quasiment religieux : le libéralisme, la mondialisation à outrance, nos relations avec les États-Unis – et l’Union européenne – sont considérés par une partie de l’élite comme un « rempart » contre la guerre. Alors que précisément, ils sont en train de nous y entraîner ! La plupart des journalistes sont des gens honnêtes, mais sujets à un aveuglement très puissant, voire à de réelles pressions de leurs rédactions. Tous les correspondants en Russie reviennent en vomissant le pays – on finit par avoir l’impression que c’est en Russie et non en Arabie saoudite qu’on décapite les homosexuels sur la place publique ! Et la conclusion est habituellement la suivante : nous somme civilisés – ce sont des sauvages. Mais quand on connaît un peu l’histoire de la Russie, c’est du délire ! On est à la limite du racisme.
LCDR : Dans quel sens ?
O. B : « Vous ne mariez pas les homosexuels donc vous êtes des barbares » : on en est arrivé à ce degré de pré-civilisation. Car c’est bien primitif de ne pas accepter la différence de l’autre. Je ne connais pas la Russie personnellement, mais je n’ai pas l’impression qu’il y ait là-bas des répressions sauvages d’homosexuels – comme c’est le cas dans beaucoup d’autres pays, notamment en Afrique, avec lesquels on s’empresse pourtant de signer de gros contrats pétroliers. Les homosexuels saoudiens décapités n’ont pas l’air de gêner grand monde… Eh bien, moi, ça me gêne, désolé.
Je caricature, mais il y a véritablement un côté « nous : hommes blancs, vous : sous-hommes »
LCDR : Vous voulez dire que l’occident a une idée fixe sur la façon dont est perçue l’homosexualité en Russie ?
O. B : Chaque gouvernement fait en sorte que ses médias nationaux diffusent la propagande qui l’arrange : c’est vrai de Paris à Washington, et de Moscou à Tel-Aviv… Souvenez-vous, au moment des Jeux olympiques de Sotchi : pas une seule voix ne s’est élevée, ici, pour dire qu’il n’y a pas de pénalisation de l’homosexualité en Russie, mais simplement une loi contre la propagande à destination des mineurs. C’est certes discutable, mais c’est juste le signe d’une société plus conservatrice qu’en France – ou plutôt, aussi conservatrice que la France d’il y a 50 ans : mes grands-parents n’auraient pas du tout aimé que Khrouchtchev vienne leur faire la leçon parce qu’ils étaient contre le mariage homosexuel ! Cette loi est largement soutenue par les députés et la population russe. Alors à ce stade, en quoi cela nous regarde-t-il ? Nous devons effectivement nous sentir concernés par un seuil minimal de respect des droits de l’homme dans un pays, mais ici, on retrouve en réalité le « racisme » dont je parlais : le monde entier doit tout bonnement adopter notre mode de vie.
LCDR : Mais pourquoi cette idée fixe-ci précisément ?
O. B : La gauche française, dans les années 80, a totalement abandonné l’idée de changer la société capitaliste, la remplaçant par une « lutte contre les discriminations », qui est, en réalité, un principe néolibéral. Hayek disait lui-même, dans l’article « Liberalism » de l’Encyclopedia del novecento, que « la lutte pour l’égalité formelle, c’est-à-dire la lutte contre toutes les formes de discrimination basées sur l’origine sociale, la nationalité, la race, les convictions religieuses, le sexe, etc., a toujours constitué l’une des caractéristiques les plus fortes de la tradition libérale ». La gauche actuelle privilégie cette lutte et, s’il reste un peu de temps, elle verra si elle peut améliorer un peu la vie des ouvriers. Sauf que les ouvriers, entre-temps, ne votent plus à gauche, mais plutôt aux extrêmes.
Une partie de l’élite française bobo voit les Russes comme des barbares parce qu’ils ne marient pas les homosexuels, et les Russes voient les Français comme des barbares parce qu’ils marient les homosexuels : on est retourné à un degré de compréhension entre les civilisations tout à fait primitif !
LCDR : Il y a une autre idée fixe : Vladimir Poutine.
O. B : Oui, parce que le dirigeant russe idéal, pour nos « élites » c’est Boris Eltsine – un président étranger qui obéit, c’est mieux ! Et puis, soyons honnêtes : mettons-nous à la place de François Hollande, qui voit la cote de popularité de Poutine atteindre les 80 %… ça devient difficile pour lui de se regarder dans la glace, quand même !
LCDR : Le rattachement de la Crimée à la Russie semble aussi avoir créé une rupture : les journalistes européens mettent en garde en disant qu’il est dangereux, en Europe, de toucher aux frontières. Qu’en pensez-vous ?
O. B : Bien sûr, à cause d’Adolf Hitler et des Sudètes… Mais la Tchécoslovaquie a bien modifié ses frontières en 1992 sans l’avis de son peuple – ils n’ont pas voté, ils étaient même plutôt contre, au moment de la scission. Et puis si on ne touche pas aux frontières, alors il faut rendre l’Ukraine à l’URSS – parce que quand je suis né, moi, elle n’était pas là, la frontière ! Il faut arriver à expliquer aux gens que s’ils trouvent normal que l’Ukraine ait quitté l’URSS, ça peut être normal que la Crimée ait quitté l’Ukraine. Mais pour ça, il faut leur expliquer que la Crimée est peuplée majoritairement de Russes, leur rappeler son histoire, leur dire qu’un référendum y a réellement eu lieu (même si l’OSCE a refusé d’y assister), qu’il était conforme aux sondages de 2008 et 2009, et que la population semble désormais très contente. Certes, le rattachement est tombé à un mauvais moment, et sa forme était perfectible, mais nous n’en serions pas là si nous avions mieux géré la crise en Ukraine. Finalement, c’est simple : n’auraient le droit de voter que les peuples qui souhaitent rejoindre l’Occident ! Imaginons que Maïdan ait échoué, que l’Ukraine ait choisi la Russie comme alliée, et que la Crimée ait alors préféré l’UE – je vous garantis que Washington et Bruxelles auraient soutenu le droit de vote en Crimée !
Avez-vous vu des centaines de milliers de manifestants descendre dans les rues de Kiev pour qu’on leur rende la Crimée ?
LCDR : Vous ne mâchez pas vos mots…
O. B : Vous avez vu les commentaires des résultats des élections législatives ukrainiennes en France ? « 70% des Ukrainiens pro-européens » : non mais, ça veut dire quoi ?! Personne ne se demande s’ils sont contre ou pour la guerre, de gauche ou de droite, ce qu’ils veulent pour la population… Je n’ai jamais entendu dire lors d’élections en France : « 90% des élus pro-américains » ! Personne ne se pose les bonnes questions. Les médias se sont tous rejoints sur les dépêches de Reuters et de l’AFP – avec un gros problème d’information à la fin.
Si vous obligez l’Ukraine à choisir un camp, vous aurez toujours des problèmes avec un bout du pays, ou une scission
LCDR : Que devrait faire l’Union européenne ?
O. B : L’UE devrait dire à l’Ukraine : « Merci, nous avons bien reçu votre demande d’adhésion, mais nous ne pouvons l’accepter » – comme elle l’a d’ailleurs fait sans problème avec le Maroc, en 1987. Nous sommes au cœur de l’arnaque de l’Union européenne, qui promet plein de choses, sans la moindre volonté de les réaliser : cela sert généralement l’oppression néolibérale des populations. Au-delà de ça, en France, on pleure parce que le pays a des problèmes de compétitivité et en même temps, on signe un accord de partenariat avec les Ukrainiens, qui sont payés 30% de moins que les Chinois ! C’est tout bonnement sidérant. C’est nous, aujourd’hui, qui sommes dans notre phase Eltsine, à obéir à l’extérieur : il faut nous plaindre, essayer de nous comprendre et ne pas nous en vouloir d’avoir des dirigeants qui font n’importe quoi en adoptant des sanctions contre la Russie.
Entre payer le gaz des Ukrainiens parce qu’ils ont des dirigeants inconséquents et aider les Africains qui meurent de faim chaque jour, on devrait peut-être davantage penser aux Africains, non ?
LCDR : On vous taxe de « pro-russe »…
O. B : Je me défends en disant que je relate simplement ce qui n’est pas publié ailleurs, et point : je n’ai ni plus ni moins d’affection pour la Russie que pour le Pérou. Et le jour où Le Monde écrira que la Russie est parfaite, je dirai que c’est faux ! Mais ce n’est pas près d’arriver, à moins de remettre un Eltsine à la présidence russe… Je ne soutiens pas non plus le Donbass : simplement le droit de ses habitants à ne pas se prendre des bombes sur la tête et à décider de leur statut : s’ils voulaient se rattacher au Paraguay, franchement, ça me serait bien égal. Je n’accepte pas qu’une population se fasse tirer dessus – pas plus en Ukraine qu’en Syrie, en Israël ou en Palestine – est-ce que ça fait de moi un partisan du Donbass issu de l’extrême-droite française ?
LCDR : Justement, la Russie compte beaucoup de soutiens parmi cette dernière…
O. B : Et c’est un jeu de la Russie que je comprends mal. Le Front National français est un parti compliqué – Le Pen père soutenait le parti Svoboda, sa fille le dénonce : un des deux doit forcément avoir raison… Quoi qu’il en soit, tout ce que touche le FN est honni par une grande partie de l’élite française. Et je ne comprends pas pourquoi ce parti est accueilli à bras ouverts en Russie… Parfois, je me dis que ça doit faire drôle à Poutine de se voir ainsi calomnié, alors que pas une réprimande occidentale n’atteindra le président chinois et encore moins le roi d’Arabie saoudite ou l’émir du Qatar – patries bien connues de la liberté. Un cadre français me disait récemment : « Oh la la, les Russes n’ont pas de chance avec leur président ! » – ce à quoi j’ai répondu : « As-tu conscience de ce que leur a fait le précédent ? » Mais les élites sont plus facilement manipulables que les ouvriers – ces derniers sont plus méfiants, car pour eux, la vie est un combat, elle est compliquée. Et ils ont très bien intégré cette phrase de Mark Twain : « Si vous ne lisez pas les journaux, vous n’êtes pas informé ; si vous les lisez, vous êtes mal informé… »
source : le courrier de la russie