La Fête et la Révolution
La fête est par essence révolutionnaire. J’en ai connu plusieurs. Parmi les plus magnifiques, je me rappelle celles de la Libération de Paris. J’étais à l’époque une toute jeune parisienne. J’ai conservé le tract de Rol Tanguy : « Tous aux barricades ! » Je me rappelle avoir traversé Paris entre deux rangées de soldats allemands qui tenaient en joue tout ce qui bougeait. J’ ai vu ces mêmes soldats tirer dans les fenêtres de l'avenue de Versailles d’où les Parisiens les regardaient fuir. J'ai essuyé les feux des tireurs installés sur les toits. Une heure et demi pour traverser une petite rue !
J'ai vu le magnifique drapeau tricolore grand comme l'Arc de Triomphe. J'ai vu le défilé de l'armée américaine sur les Champs Élysées. Souvenir sinistre: des GI's méprisants jetaient des cigarettes à la foule qui se battait pour les ramasser. Écoeurant des deux côtés. Souvenir émouvant : je passais dans les bras de tous les boys qui avaient laissé au pays des fillettes de mon âge. Un air de liberté place de la Concorde. Incompréhension, puis incrédulité quand les premiers coups de feu ont été tirés sur une foule en fête. Combats d’arrière-garde, avec de vrais morts. Dans les années qui ont suivi, les bals dits du 14 juillet commençaient le 13 et se terminaient le 15 : où tout Paris dansait. On traversait Paris en dansant. A chaque coin de rue, un accordéoniste, un groupe de musiciens, des lanternes et tout le monde dansait avec tout le monde. La légende veut que ce soit à l’un de ses bals que Gérard Philippe ait invité à danser celle qui deviendrait son épouse. Je n'oublie pas l'émerveillement des feux d'artifice.
Que la fête soit révolutionnaire, De Gaulle l’avait compris qui avait interdit les bals du 14 juillet pendant la guerre d'Algérie. Restait, en effet, la Fête de l'Huma. La grande, à Paris. Les autres, un peu partout en France. Sans équivalent, pas tout à fait. Les fêtes de l'Unita en Italie, dans chaque région et à Rome étaient impressionnantes. La fête, c'est un peu le peuple qui prend la mesure de son pouvoir. Cela me renvoie à la Révolution où les fêtes revêtaient une grande importance. Les arcs de triomphe étaient éphémères car la fête est éphémère. En tête des cortèges, les mères avec les berceaux. Le peuple se célébrant lui-même. Je sais grâce au cinéma la grande fête du Front populaire, des occupations d’usine. Je n'oublie pas certains enterrements festifs en ceci qu'ils réunissent le peuple dans une même conscience de sa force.
Mon père m'avait raconté l'enterrement de Cachin. L’ordonnateur des pompes funèbres annonçant : "Ces messieurs de la famille", puis tout de suite après, "Le peuple de Paris". J'ai assisté à l'enterrement de Togliatti. Toute l'Italie s'était donné rendez-vous à Rome. « Ils sont venus, ils sont tous là, même ceux du fond de l’Italie » ! Bien sûr, on pleurait l’absent. Mais on se rappelait et avec quelle fierté toutes les luttes menées par ces communistes qui chantaient, comme nous chantons d’ailleurs Bella ciao. On aurait en vain cherché un car de police ou un carabinier. Je revis encore ce sentiment puissant de la foule qui prend conscience de sa puissance. Le peuple en représentation pour lui-même. Le peuple chez soi, dans ses rues, dans sa ville : c'est inoubliable. Je ne crois pas qu’il puise y avoir de guerre révolutionnaire sans poésie et sans chansons. Je ne crois pas qu'il y ait de révolution sans fête. Sans doute parce que, ainsi que l'écrivait Marx, la classe montante est toujours porteuses des aspirations de l'humanité tout entière (je ne garantis pas l'exactitude de la formule). Et puis, un jour, la fête qui n’est qu’un temps de libération, la fête s’arrête parce que le travail reprend. Mais ce temps fort rythme l’espoir des peuples en marche.
Cela, toute manifestation réussie vient nous le rappeler. Un regret : il n’y a plus d’accordéonistes au coin des rues ; il y a cette musique mise en conserve, que diffusent les haut-parleurs. Il nous reste encore et toujours la possibilité de chanter le Chant des Marais, le Chant des Partisans, le magnifique hymne catalan : là, chanter est un acte de partage, sans mots. Un temps qui unit les hommes entre eux, qui unit le passé au désir d’avenir.
Marthe Merle-Seurat