La Russie postsoviétique: un entretien avec Pierre Thorez, fils de l’ancien dirigeant du Parti communiste Français
La Tribune de la Région Minière vient de publier les opinions (contrastées) de Pierre Thorez, fils de Maurice, sur la restauration du capitalisme en U.R.S.S. Cet entretien est une pièce dans cette réflexion qui est loin d’être close.
Universitaire, Pierre Thorez est l’un des meilleurs connaisseurs français de la Russie postsoviétique.
A l’occasion du 50e anniversaire du vol dans l’espace de Youri Gagarine, qui marque peut- être l’apogée du système soviétique, il nous livre ici ses impressions sur la restauration du capitalisme en URSS et donne son avis sur les raisons de la chute du socialisme.
Plus que jamais communiste, il invite à en tirer les leçons. Pour continuer de croire en des lendemains qui chantent enfin !
Quelles sont, à votre avis, les causes de la chute du socialisme en URSS ?
Pierre Thorez : Il faudrait un livre pour répondre ! Très sommairement, il y a des causes internes et externes, politiques, économiques et sociales. Au niveau externe : le gouffre provoqué par la course aux armements, la forte campagne antisoviétique relayée par quasiment tous les médias et forces politiques (y compris les PC en Occident), le soutien à tous ceux qui, en URSS, pouvaient affaiblir le régime. Au niveau interne : les limites d’une gestion bureaucratique incapable de répondre aux besoins accrus de la population et de satisfaire la demande en produits agricoles et manufacturés. L’écart grandissant entre le discours et la pratique, les effets pervers du parti unique devenu un instrument de carrière individuelle et non plus une force politique révolutionnaire sont aussi des éléments d’explications.
Etait-il possible d’empêcher la fin du socialisme ?
Il fallait soit changer les pratiques en mettant fin aux privilèges dont bénéficiaient les cadres ; ce qu’a tenté de faire Andropov (à la tête du pays de 1982 à 1984). Celui-ci a voulu remettre au pas ceux qui avaient fait carrière dans le parti sans avoir aucune conviction communiste. Il a essayé d’insuffler un idéal. Ce fut une occasion ratée. Il est mort trop rapidement et ses adversaires bénéficiaient de réseaux puissants au cœur du système. L’autre voie était de changer le discours pour le mettre en cohérence avec la réalité ; ce qui a été fait sous Gorbatchev et a conduit à la contre-révolution. Ce sont les cadres du Parti qui ont précipité la chute du socialisme. En dehors des pressions extérieures, c’est quand même le système lui-même qui a produit ses fossoyeurs.
Eltsine par exemple appartenait au bureau politique du Parti communiste d’Union soviétique.
Certains dirigeants sont ainsi devenus banquiers et chefs d’entreprise. Que faisaient-ils au cœur du système ? À la tête du PCUS ? Cela pose la question de la formation révolutionnaire des cadres mais aussi du parti unique…
L’instauration du parti unique a été une erreur ?
Je pense que sur le long terme, c’est l’abandon du slogan de Lénine (« Tout le pouvoir aux soviets !») qui a aussi précipité la chute de l’URSS. Dès la fin des années 1920, les soviets où était représenté l’ensemble de la société, ont cessé de jouer leur rôle et de détenir le pouvoir au profit du parti unique. Une évolution finalement entérinée dans la Constitution de 1977. A mes yeux, avec le recul, c’est un des éléments qui a empêché le fonctionnement de la démocratie socialiste.
Bien sûr, pendant la Seconde Guerre mondiale, le parti unique pouvait se justifier : à circonstance exceptionnelle, direction exceptionnelle. Il n’y a rien à dire là-dessus. Mais après, cela a posé problème. Il y a eu une espèce de rupture entre le pouvoir et la société, classe ouvrière comprise… C’est aussi pour ça que le peuple n’a pas bougé lors de la contre-révolution.
Le mouvement progressiste international a-t-il tiré les leçons de cet échec ?
Pas encore et tant que l’on n’aura pas vraiment étudié ses causes, je pense que l’on va avoir du mal à avancer. Comment faire demain pour amener un processus révolutionnaire et trouver un chemin qui nous permette d’éviter ces écueils ? Pour ma part, je pense qu’il faut revenir aux préceptes du léninisme.
Quel bilan dresserais-tu aujourd’hui de la restauration capitaliste en URSS ?
Encore un livre ! Sur le plan économique et social, la destruction du système soviétique a été une catastrophe. Les conquêtes sociales ont été balayées (droit au travail, santé, formation, culture…).
Ainsi la législation du travail a pratiquement disparu, les contrats collectifs sont rares, les droits syndicaux et le droit de grève (officiellement interdit dans bon nombre de secteurs comme l’énergie et les transports) jamais respectés. On est dans le capitalisme sauvage. Une anecdote : interrogé sur une grève que préparaient des cheminots, le ministre des Transports a répondu que, de toute façon, comme le droit de grève y était interdit, celle-ci serait réprimée et les grévistes licenciés. Ça ne facilite pas la lutte… Sarkozy en rêve, Poutine l’a fait ! Ici, en Occident, on ne parle jamais du sort réservé aux militants syndicaux. Il est terrible. Les nouveaux bourgeois savent se défendre. Un fossé sépare désormais les riches et les pauvres. Dans les villes on voit l’émergence des « beaux quartiers» aux habitations luxueuses réservées aux « nouveaux Russes » enrichis. Les magasins regorgent de tout, mais seule une minorité peut acheter. A l’inverse de la situation soviétique lorsque le pouvoir d’achat ne trouvait pas à se dépenser… Cela dit, les classes moyennes émergent peu à peu.
Et dans le domaine économique ?
L’économie a été désorganisée. Les personnes, les entreprises et les régions ont été mises en concurrence. Cependant, après une décennie tragique pour l’écrasante majorité, un capitalisme un peu plus organisé se met toutefois en place. En particulier, le pouvoir redonne sens au passé et à la patrie. Les productions russes ne sont plus décriées, mais recherchées. Des secteurs industriels ont redémarré, et des investissements publics et privés ont lieu dans différents secteurs d’activité.
Peut-on évoquer un «recul de civilisation» en Russie ?
Je ne sais pas si on peut parler de « recul de civilisation ». Mais il s’agit à coup sûr, d’un énorme recul social. J’ai l’habitude de dire que, non seulement la contre-révolution a jeté le bébé avec l’eau du bain, mais qu’elle a jeté le bébé et gardé l’eau sale. Tout ce qui était critiquable du temps de l’URSS est resté (bureaucratie, autoritarisme, absence de démocratie, maffias), alors que tous les aspects positifs (protection et dignité de la personne, droits au travail, à la retraite, aux soins, à la culture, à la formation, aux loisirs, aux logements) sont désormais principalement réservés aux riches. On peut parler d’un recul de civilisation si on regarde le développement en Russie de mouvements xénophobes et fascistes. Des crimes racistes (assassinats de personnes originaires d’Asie centrale ou du Caucase, ou bien encore de Vietnamiens ou d’Africains) ne sont pas rares et, jusqu’à présent, ils sont commis avec la complicité, ou du moins la complaisance, des autorités.
Comment la population vit ces changements ?
Les points de vue sont partagés. Les bénéficiaires du nouveau système sont évidemment heureux.
Leur nombre ne se limite pas aux nouveaux riches, mais s’étend aussi aux classes moyennes émergentes qui trouvent une place dans la société postsoviétique et réalisent enfin leurs aspirations : voyager librement à l’étranger, acheter des produits de consommation disponibles en abondance, bref devenir comme les classes moyennes de partout. Cela dit pour y parvenir, le recours au double emploi n’est pas rare (notamment chez les enseignants) ; ce qui signifie de très longues journées de travail. Les retraités ont vu leur situation se dégrader et sont les principales victimes du nouveau système. Beaucoup d’ouvriers ont perdu leur emploi et se retrouvent à exercer des petits métiers avec des contrats à durée déterminée. La précarité s’est généralisée.
Mais les réactions sont rares. Il est vrai que la répression officielle (police, justice) ou privée (milices et hommes de main qui s’attaquent voire assassinent les militants ou les membres de leur famille) est très dure. On constate aussi une très grande abstention, surtout dans les milieux populaires qui n’ont pas d’espoir d’un changement par les urnes.
Une certaine nostalgie s’exprime-t-elle et de quelles façons ?
Après une période marquée par le rejet de tout ce qui était soviétique, du moins dans les médias et les discours officiels, l’heure est à une certaine nostalgie, du moins pour certaines catégories de la population, et ce, indépendamment de l’âge. La télévision repasse des classiques soviétiques, des produits alimentaires ou des marques soviétiques de beurre, de saucissons, de chocolat sont redemandés. Des gens rappellent que dans les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, on pouvait avoir un peu de caviar dans nos assiettes. Aujourd’hui il réservé aux plus fortunés. Les exclus de l’enrichissement évoquent aussi les droits sociaux perdus, le sens de la solidarité et du bien commun, aujourd’hui oubliés. Beaucoup ont aussi souffert du déclin sur l’arène internationale et se félicitent d’une plus grande indépendance vis-à-vis des Etats-Unis ces dernières années. Cette nostalgie n’implique pourtant pas la volonté de revenir au passé soviétique, dont personne ne veut plus. Même les plus opposés au retour du capitalisme, ne veulent pas revenir à ce qui finalement y a conduit. Un de leur discours est : « Vive les bolcheviques, à bas les « communistes » qui ont trahi Lénine et la Révolution et restauré le capitalisme ! »
Les PC russes ne seraient donc pas en mesure de capter ce courant ?
Géographe, je n’ai pas une connaissance assez précise de l’évolution des PC en Russie et dans les autres États postsoviétiques pour répondre. Simplement, la disparition du PCUS et de l’URSS ont laissé un grand vide idéologique. Beaucoup, y compris les gouvernements et des opposants, ont trouvé refuge dans les religions. De plus, parmi les organisations qui se réclament du communisme, les courants sont nombreux. Certains se réclament du marxisme-léninisme, d’autres du stalinisme, ou encore de la social-démocratie. Le mouvement révolutionnaire est aujourd’hui divisé et un parti comme le PC de la Fédération de Russie paraît trop compromis pour avoir tenu parfois des discours pas toujours très clairs sur des bases nationalistes.
Dans ces conditions, la personne de Staline bénéficie-telle d’un retour en grâce ?
Le nom de Staline est attaché à une époque où le pays avait de grands projets et a réalisé la transformation de l’URSS en grande puissance, en assurant une amélioration des conditions de vie pour les travailleurs. Quelques mouvements, y compris de jeunes, se réclament du stalinisme.
Le 65e anniversaire de la victoire sur le nazisme a été l’occasion de grandes manifestations populaires mobilisant toute la population. Des portraits de Staline ont été présentés ce qui a valu un débat : beaucoup ont considéré qu’on ne pouvait pas effacer Staline de l’histoire, et que son rôle dans la victoire ne doit pas être gommé. D’autres ont critiqué un retour pernicieux au stalinisme.
D’autres considèrent que Staline a instauré une dictature qui n’a rien à voir avec les idéaux du bolchevisme et donc le condamnent. Enfin les plus libéraux voient en Staline l’archétype du communisme qui n’est, d’après eux, que violence et totalitarisme. Staline continue donc d’alimenter des débats…
Propos recueillis par Jacques Kmieciak.
À propos de Pierre Thorez
Né à Puteaux dans la banlieue parisienne, Pierre Thorez a 64 ans. Il est le fils de Maurice Thorez, secrétaire général du PCF de 1930 à 1964, et de Jeannette Vermeersch. Professeur de géographie, il s’est spécialisé dans la question des transports. Il consacre une bonne partie de ses recherches à la Russie postsoviétique. Un pays qu’il connaît bien pour l’avoir parcouru à maintes reprises dès l’âge de 4 ans. Pour être souvent allé en URSS en bateau avec ses parents, Pierre rêve de devenir marin. Il fait ses classes sur des navires soviétiques à la fin des années 1960…
Maîtrisant la langue de Tchekhov, il appréhende la société soviétique de l’intérieur avant de renoncer à ses ambitions océanes pour des raisons de santé et de se tourner vers l’enseignement.
Agrégé, il professe longtemps dans un lycée du Havre où il vit depuis 1972. Docteur d’état, il obtient plus tard un poste à l’université du Havre où il enseigne toujours la géographie humaine.
Les racines de Noyelles-Godault
Enfant, Pierre s’est souvent rendu dans le Bassin minier du Pas-de-Calais, à Noyelles-Godault où vivait sa grand-mère. Dans l’Héninois, « j’ai encore une cousine que je n’ai cependant pas vue depuis quelques années », rappelle-t-il. Quand il est de passage dans le Nord, Pierre vient volontiers se recueillir sur la tombe de ses aïeux. « Pour beaucoup, je suis encore le fils de… », sourit-il.
Peut-être « mal placé pour en parler », il reconnaît bien volontiers que son père bénéfice toujours d’une certaine renommée. Maurice inspire le respect toujours, la sympathie souvent, la crainte ou même le rejet parfois. La réaction des gens à l’évocation de sa filiation « me donne souvent une idée de ce qu’ils sont sur le plan des idées », s’amuse l’universitaire. Pierre Thorez continue de militer au PCF.
Jacques Kmieciak