Le FMI et l'épidémie EBOLA: la destruction des systèmes de santé publics africains remise en cause par une revue médicale prestigieuse
Le Fonds Monétaire international et l'épidémie d'Ebola
Article de synthèse de la revue médicale britannique The Lancet
par Alexander Kentikelenis (University of Cambridge), Lawrence King (European centre on health of societies in transition), Martin McKee (London School of Hygiene and Tropical Medicine/London), David Stuckler (University of Oxford)
Traduction JC pour http://www.solidarite-internationale-pcf.fr/
Ces derniers mois, le Fonds monétaire international (FMI) a annoncé qu'il accordait 430 millions de $ pour lutter contre Ebola au Sierra Leone, en Guinée, au Liberia (1). En mettant ces fonds à disposition, le FMI cherche à devenir une partie de la solution à la crise, même si cela implique de s'éloigner quelque peu de son approche habituelle. Comme l'a déclaré la directrice du FMI Christine Lagarde lors d'une conférence, au début de la crise: « Il est bon d'augmenter le déficit budgétaire quand il s'agit de soigner les gens, de prendre les mesures nécessaires pour essayer de contenir la maladie. Le FMI ne dit pas cela très souvent. »(2)
Mais le FMI n'aurait-il pas contribué aux circonstances qui ont permis à la crise d'éclater sur place ?La raison principale qui a fait que l'épidémie s'est répandue si rapidement, c'était la faiblesse des systèmes de santé dans la région. Il y a de nombreuses raisons à cela, y compris l'héritage des conflits et des États faillis.
Depuis 1990, le FMI a apporté une aide à la Guinée, au Liberia, au Sierra Leone, pendant 21, 7 et 19 ans, respectivement, et au moment où Ebola est apparu, les trois pays étaient sous le coup de programmes du FMI.
Cependant, les prêts du FMI sont conditionnés, ils demandent des gouvernements bénéficiaires qu'ils adoptent des politiques qui ont été critiquées pour avoirmis la priorité sur des objectifs économiques de court-terme plutôt que sur l'investissement dans la santé et l'éducation (3). Et, en fait, il n'est même pas sûr qu'ils aient amélioré les performances économiques de ces États.
Ici, nous faisons le bilan des politiques patronnées par le FMI avant l'épidémie, et examinons leur effet sur les trois systèmes de santé. Les informations sont extraites des archives du FMI, sur les prêts accordés dans la période 1990-2014.
Premièrement, les programmes de réformes économiques du FMI exigeaient des réductions dans les dépenses publiques, la priorité au remboursement de la dette, et de consolider les réserves en devises étrangères.
Ces politiques ont été extrêmement strictes (4), absorbant des fonds qui auraient pu être consacrés à la réponse à des problèmes de santé urgents. Bien que le FMI ait répondu à ces préoccupations dans ses programmes en y incorporant des « dépenses de réduction de la pauvreté »pour augmenter les dépenses de santé, ces conditions n'ont souvent pas été appliquées sur le terrain.
Ainsi, en 2013, juste avant l'épidémie, alors que les trois pays avaient rempli les prescriptions du FMI en termes de politiques macro-économiques, ils n'avaient pas répondu à leurs objectifs en ce qui concerne les dépenses sociales (5,6, 7).
Écrivant au FMI, les autorités guinéennes ont noté que « hélas, à cause de coupes dans les dépenses, y compris dans l'investissement local, il n'a pas été possible de respecter les objectifs indiqués, en termes de dépenses dans les secteurs prioritaires ». (5)
Le gouvernement du Sierra Leone a également fait savoir que les objectifs, dans ce qui constitue les dépenses prioritaires (dont la santé), n'ont pu être atteints à cause d'une faiblesse d'investissements, et de fonds pour les financer. (7)
Deuxièmement, pour maintenir des dépenses publiques à un niveau faible, le FMI impose souvent des limites de dépense dans le secteur public– et donc sur les fonds qui devraient revenir à l'embauche ou à une rémunération adéquate des médecins, infirmiers et autres professionnels de la santé.
Ces limites sont« souvent fixées sans considération pour l'impact sur les dépenses dans les secteurs prioritaires »(8), et ont été mises en relation avec l'émigration du personnel de santé. (9)
Au Sierra Leone, par exemple, les politiques imposées par FMI ont explicitement visé à la réduction du nombre d'employés du secteur public. Entre 1995 et 1996 seulement, le FMI a demandé que soient virés 28 % des fonctionnaires (10), et on a continué à imposer des limites strictes sur les dépenses salariales tout au long des années 2000 (11).
En 2004, le gouvernement dépensait entre 1 et 2 points du PIB de moins pour le salaire des fonctionnaires que la moyenne des pays d'Afrique sub-saharienne. Dans le même temps, les chiffres apportés par l'OMS rapportent une réduction du nombre de travailleurs de la santé, qui sont passés de 11 pour 1 000 habitants en 2004 à 2 pour 1 000 en 2008. (12)
En 2010, alors que le pays lançait son Initiative pour une Santé gratuite, les analystes du FMI « soulignaient la nécessité d'estimer soigneusement ses implications fiscales »et de favoriser « une approche plus graduelle à la question, liée, de la hausse des salaires dans le secteur de la santé ».(13)
Troisièmement, le FMI a longtemps prôné la décentralisation des systèmes de santé.L'idée était de mettre les soins de santé plus en rapport avec les besoins locaux. Pourtant, en pratique, cette approche rend plus difficile la mobilisation d'une riposte coordonnée, centralisée à des épidémies majeures (14, 15).
En Guinée, au début des années 2000, le FMI a défendu une décentralisation fiscale et administrative. Suivant les conseils du FMI, le pays a transféré des responsabilités budgétaires du gouvernement central au niveau de la préfecture (16, 17).
5 années plus tard, une mission du FMI dans le pays rapportait déjà les« problèmes de gouvernance »qui comprenait « une décentralisation insuffisante et inefficace ». (18) Dans le même temps, le personnel du FMI notait que la qualité des services de santé fournis s'était détériorée.(18)
Tous ces effets sont cumulatifs, contribuant au manque de préparation des systèmes de santé pour faire face aux épidémies infectieuses et autres urgences sanitaires.La préoccupation, largement médiatisée, du FMI pour les questions sociales a eu bien peu d'effets sur les systèmes de santé dans les pays pauvres.
Le commentaire de Lagarde sur la priorité nouvelle aux dépenses de santé, plutôt que sur la stricte discipline fiscale, est bienvenu, des commentaires du même acabit avaient déjà été réalisés par ses prédécesseurs. (19) Mais le résultat sera-t-il bien différent cette fois ?
L'épidémie Ebola a mis à l'épreuve plusieurs institutions mondiales, et des leçons devront être tirées. La plupart de ces leçons ont trait à la détection et à la maîtrise de l'épidémie, mais il serait malheureux de fermer les yeux sur les causes structurelles.
Dans une intervention opportune, la Commission sur l'Investissement dans la Santé de The Lanceta appelé à des augmentations dans les dépenses de santé et à l'embauche et la formation des travailleurs de santé (20). L'expérience de l'Ebola ajoute une dimension d'urgence à la mise en place de ses recommandations.
Sources mentionnées :
1 – Wintour, P. IMF to provide $300m in extra funding to help fight Ebola. The Guardian. Nov 15, 2014;http://www.theguardian.com/world/2014/nov/15/ebola-imf-set-to-unveil-debt-relief-at-g20-for-worst-affected-countries.
2 – IMF. Managing Director's remarks on the impact of Ebola. http://www.imf.org/external/mmedia/view.aspx?vid=3830643908001.
3 – Stuckler, D and Basu, S. The International Monetary Fund's effects on global health: before and after the 2008 financial crisis. Int J Health Serv. 2009; 39: 771–781
4 – Goldsborough, D. Does the IMF constrain health spending in poor countries? Evidence and an agenda for action. Center for Global Development, Washington, DC; 2007http://www.cgdev.org/page/does-imf-constrain-health-spending-poor-countries-evidence-and-agenda-action.
5 – IMF. Guinea: letter of intent, memorandum of economic and financial policies, and technical memorandum of understanding. February 1, 2014. International Monetary Fund, Washington, DC; 2014http://www.imf.org/External/NP/LOI/2014/GIN/020114.pdf.
6 – IMF. Liberia: third review under the extended credit facility arrangement and request for waiver of nonobservance of performance criterion and modification of performance criteria. IMF country report no 14/197. https://www.imf.org/external/pubs/cat/longres.aspx?sk=41740.0.
7 – IMF. Sierra Leone: first review under the extended credit facility arrangement, request for modification of performance criteria, and financing assurances review. http://www.imf.org/external/pubs/cat/longres.aspx?sk=41674.0.
8 – IMF Independent Evaluation Office. The IMF and aid to sub-Saharan Africa. IMF Independent Evaluation Office, Washington, DC; 2007http://www.imf.org/external/np/ieo/2007/ssa/eng/pdf/report.pdf.
9 – McColl, K. Fighting the brain drain. BMJ. 2008; 337: a1496
10 – IMF. Sierra Leone: midterm review under the second annual arrangement under the enhanced structural adjustment facilitv and request for waiver of performance criteria. EBS/96/155. IMF Archives, Washington, DC; 1996http://adlib.imf.org/digital_assets/wwwopac.ashx?command=getcontent&server=webdocs&value=EB/1996/EBS/230.PDF.
11 – IMF. Sierra Leone: 2006 article iv consultation, first review under the three-year arrangement under the poverty reduction and growth facility, financing assurances review, and request for waiver of nonobservance of performance criterion. https://www.imf.org/external/pubs/cat/longres.aspx?sk=20451.0.
12 – WHO. Community and traditional health workers density. http://www.aho.afro.who.int/aihds/aihds/view?path=61,106,141#.
13 – IMF. Sierra Leone: sixth review under the arrangement under the Extended Credit Facility. IMF country report no 10/176.http://www.imf.org/external/pubs/ft/scr/2010/cr10176.pdf; June 2010.
14 – Homedes, N and Ugalde, A. Why neoliberal health reforms have failed in Latin America. Health Policy. 2005; 71: 83–96
15 – Djibuti, M, Rukhadze, N, Hotchkiss, DR, Eisele, TP, and Silvestre, EA. Health systems barriers to effective use of infectious disease surveillance data in the context of decentralization in Georgia: a qualitative study. Health Policy. 2007; 83: 323–331
16 – IMF. Guinea: request for a three-year arrangement under the poverty reduction and growth facility. EBS/01/57 (April 18). IMF Archives, Washington, DC; 2001http://adlib.imf.org/digital_assets/wwwopac.ashx?command=getcontent&server=webdocs&value=EB/2001/EBS/117764.PDF.
17 – IMF. Guinea: staff report for the 2002 article iv consultation; first review under the poverty reduction and growth facility; and requests for waiver of performance criteria, second-year program under the poverty reduction and growth facility, and for additional interim assistance under the enhanced initiative for heavily indebted poor countries. EBS/02/126 (July 11). IMF Archives, Washington, DC; 2002http://adlib.imf.org/digital_assets/wwwopac.ashx?command=getcontent&server=webdocs&value=EB/2002/EBS/154935.PDF.
18 – IMF. Guinea: staff report for the 2007 article iv consultation and requests for three-year arrangement under the poverty reduction and growth facility and for additional interim assistance under the enhanced heavily indebted poor countries initiative. EBS/07/140 (December 7). IMF Archives, Washington, DC; 2007http://adlib.imf.org/digital_assets/wwwopac.ashx?command=getcontent&server=webdocs&value=EB/2007/EBS/324976.PDF.
19 – de Rato, R. Renewing the IMF's commitment to low-income countries. http://www.imf.org/external/np/speeches/2006/073106.htm.
20 – Jamison, DT, Summers, LH, Alleyne, G et al. Global health 2035: a world converging within a generation. Lancet. 2013; 382: 1898–1955