RÉMI FRAISSE: la vie n'est pas un jeu vidéo [le blog de Descartes]
J’en suis au 9ème niveau. Je sors de ma hutte. Devant moi, a cinquante mètres environ, les Gomorz casqués et masqués. Je suis entouré par ma bande de Zadistes, prêts à défendre les espèces en péril contre l’Empire.
Après une courte attente, l’affrontement commence. Nous lançons sur les Gomorz des pierres et de temps en temps un cocktail molotov. Les Gomorz répondent en lançant des grenades lacrymogènes – car l’Empire leur a donné l’ordre de ne pas faire des blessés chez nous, ça pourrait faire mauvais effet. Les jets de notre côté se font plus nombreux et plus précis. Un Gomorz est en feu. Nous arriverons peut-être à les encercler. Eux cherchent à se dégager. Ils lancent quelque chose. Ce n’est plus des lacrymogènes, c’est différent. L’un d’eux tombe sur moi et se coince entre mon t-shirt et mon sac à dos. Il explose… L’écran devient noir, les lettres « fin de partie » apparaissent, puis un bouton : « voulez-vous rejouer » ? Je clique sur « oui » et je me retrouve dans ma hutte. Il suffit de pousser la porte… Sauf que dans la réalité, il n’y a pas bouton « voulez-vous rejouer ? ». Il n’y a plus rien, zéro, néant, le vide. Quand la grenade explose, il ne reste plus qu’un corps étendu sur l’herbe, celui d’un être à jamais disparu.
Même avant la mort de Remi Fraisse, le chantier du barrage de Sivens était assez symptomatique du fonctionnement – ou plutôt du non-fonctionnement – de nos institutions politico-médiatiques. Projet local, appuyé par la quasi-totalité des élus du coin, le barrage a franchi haut la main toutes les étapes – et dieu sait si elles sont nombreuses – de la procédure de décision publique. Approbation par le conseil général à une écrasante majorité des voix, enquêtes publiques, déclaration d’utilité publique, autorisations diverses au titre de l’urbanisme, de la loi sur l’eau… il ne restait plus qu’à construire. Seulement voilà : il existe un pouvoir supérieur à tous les pouvoirs, un savoir qui s’impose à tous les savoirs, celui du militant écologiste.
D’abord, le militant écologiste sait. Pourvu d’une infaillibilité qui ne cède rien à celle du Pape, son savoir immanent lui dit quels sont les projets d’équipement utiles et respectueux de l’environnement et quels sont les projets qui sont au contraire non seulement inutiles mais ruineux et anti-écologiques. Et non seulement il sait, mais en plus il parle au nom de la Planète, ce dieu moderne qui est au dessus de n’importe quel décideur, fut il sélectionné par le suffrage universel. Dans ce contexte, comment le militant écologiste pourrait accepter que sa voix soit contestée, que sa vérité soit ravalée au rang d’une opinion parmi d’autres ? Non, la vérité a tous les droits, y compris de s’imposer par la force à ceux qui n’accepteraient pas de l’adopter. C’est au nom de cette vision totalitaire que depuis vingt ans des groupuscules convaincus de posséder la vérité détruisent des cultures, saccagent des laboratoires, empêchent la construction d’équipements utiles et même nécessaires, en allègre violation des processus démocratiques de délibération et de décision.
Pourquoi tolérons nous ça ? Pourquoi l’ensemble de cette gauche bienpensante qui frémit chaque fois que la démocratie est en danger quelque part dans le monde reste de marbre – quand elle ne soutient activement – lorsque ces groupuscules se jouent de la démocratie ici et chez nous ? Pourquoi le peuple français admet que quelques centaines de fidèles du nouveau culte millénariste puissent bloquer des projets jugés nécessaires par la délibération démocratique ? Pourquoi notre société admet que les dirigeants cèdent à chaque fois devant toutes sortes d’ayatollahs persuadés chacun que sa vérité est la vérité, la seule et unique vérité, et prêts à le montrer cocktail molotov en main ? Pourquoi le gouvernement qui tolère qu’une ZAD empêche la construction d’un aéoroport, d’un tunnel ou d’un barrage est mollement approuvé par les électeurs, alors que celui qui fait évacuer une ZAD peut compter sur la réprobation de tout ce que la République compte comme commentateurs ?
La réponse est simple : nos hommes politiques, nos élus, nos commentateurs ont peur. La médiatisation à outrance dans notre société joue un peu le même rôle que jouait naguère, du temps des « grandes peurs », la rumeur. C’est un amplificateur qui peut transformer une affaire d’importance minime en « crise de société ». Le barrage de Sivens est de ce point de vue paradigmatique : voici un projet d’importance minime, avec une retenue d’a peine 17 hectares et 5 millions de mètres cubes. Un gros étang, donc, mais devenu par la grâce de l’exposition médiatique une affaire où se joue la vie ou la mort de la planète. Chaque année les incendies de forêt emportent des centaines d’hectares de forêt sans que personne ou presque ne s’en émeuve, mais la coupe d’une dizaine d’hectares de forêt à Sivens devient un dommage irréparable à la nature qui justifie tout et n’importe quoi.. Lorsqu’on arrive à l’idée qu’il est parfaitement justifié de lancer une bouteille d’essence enflammée ou une bouteille d’acide sur un être humain pour « sauver » dix-sept hectares de forêt, il faut commencer à se poser des questions.
Ce qui fait froid dans le dos dans cette affaire, c’est qu’il y ait une partie de notre jeunesse pour vivre le réel comme si c’était un jeu vidéo, et surtout une partie de nos classes bavardantes pour l’encourager. Comment comprendre le manque d’empathie qui permet à un jeune militant de lancer sur un CRS une bouteille enflammée ? A-t-il conscience que cet acte peut infliger des blessures graves – et même la mort – à un être humain ? A-t-il seulement conscience que ce CRS qu’il a devant lui est un être humain, et non une machine où un « avatar » de jeu vidéo ? A-t-il conscience du fait que lui-même n’est pas un « avatar », et qu’il n’y a pas de bouton « reset » qui pourrait lui permettre de récupérer un œil, un doigt, une vie perdue ?
Il est clair que non, puisque lorsque ces jeux dangereux aboutissent à la blessure ou à la mort, tout le monde – médias et leaders politiques bienpensants en tête – pousse des cris d’orfraie en dénonçant les « violences policières », comme si le rôle de la police était d’assurer le droit inaliénable de chacun à leur jeter des boulons, des pierres et des cocktails Molotov en toute sécurité et sans risque.
Notre police, et cela a été largement démontré de mai 1968 jusqu’à nos jours, a une véritable expertise dans la gestion de manifestations, y compris violentes, en minimisant les risques pour les manifestants même lorsque cela suppose une prise de risque plus importante pour les fonctionnaires de police. Nous avons connu depuis lors des événements violents – de la nuit des barricades en 1968 aux émeutes de banlieue en 2005 – avec un nombre de morts et de blessés véritablement minimes. Mais quelque soient les efforts faits par les forces de l’ordre pour ne pas amocher les manifestants – et ces efforts sont très réels – cela ne marche pas à tous les coups. Quelquefois, il y a de la casse. Celui qui va dans une manifestation dont les organisateurs tolèrent – quand ils ne les encouragent pas – la présence d’éléments violents doit savoir qu’il prend un risque. Et lorsque ce risque se réalise et qu’un manifestant est blessé ou pire, il faut se demander si le risque pris en valait la peine. On ne peut pas continuer à se comporter comme si l’on avait à notre disposition un bouton « rejouer ». Et à reporter toutes les fautes sur un tiers, la police, l’école, l’Etat ou les élus, lorsque l’irréparable arrive.
La mort de Rémi Fraisse est une mort stupide. Elle est stupide non pas parce qu’il serait mort pour une idée – ce n’est pas le cas – mais parce qu’il est mort par accident, en prenant en pleine inconscience un risque démesuré pour une cause qui n’en valait certainement pas la peine. Et la stupidité même de cette mort la rend encore plus insupportable. Elle devrait nous pousser collectivement – et ce devoir est encore plus ardent pour ceux qui se prétendent progressiste – à réfléchir sur les valeurs que nous proposons à notre jeunesse. Cette affaire montre une fois de plus l’immense danger qu’il y a à concevoir la politique en termes militaires et à propager un langage et une vision de guerre civile. Et cela ne concerne pas seulement les illuminés de l’extrême gauche : lorsqu’on peut lire dans un grand quotidien du soir un article de sa majesté Edgar Morin sous-titulé « Sivens est une guerre de civilisation », il faut commencer à se poser des questions.
Peindre l’Etat comme l’oppresseur, faire de ses fonctionnaires une armée d’occupation assoiffée de violence contre laquelle tout est permis est non seulement une falsification de la réalité du fonctionnement de notre société, mais prépare des lendemains désastreux. Quel avenir peut avoir une jeunesse qui pense que nous sommes en « guerre de civilisation », et que le débat public se réduit à la formule « tuer ou être tué » ?
Je pense en particulier à ceux qui aujourd’hui cherchent à récupérer la mort de Rémi Fraisse en faisant un martyr et s’indignent des « violences policières » tout en condamnant du bout de la langue – quand ils ne la justifient pas – la violence des manifestants. Imaginez que le sort eut décidé autrement, et que ce fut ce CRS qu’on a pu voir à la télévision engouffré par les flammes d’un cocktail Molotov qui soit mort. Qu’auraient dit les bienpensants ? Aurait-on vu Cécile Duflot dénoncer l’inacceptable et exiger une enquête sur les groupuscules violents ? Aurait-on vu Morin justifier la violence des CRS qui ne feraient que « défendre leur vie » ? Bien sur que non. Chaque mois des CRS sont blessés par des pavés ou des boulons, brûles par des liquides enflammés ou par l’acide. Avez-vous vu une seule fois un politicien de gauche s’indigner ? Un seul d’entre eux visiter le blessé à l’hôpital sous les yeux des caméras ? Pourtant, ces CRS sont des fonctionnaires, chargés d’une mission définie par les lois votées démocratiquement, et soumis aux ordres des gouvernements que nous avons élus. En quoi sont-ils moins légitimes à employer la force que les excités persuadés de détenir la vérité ?
On ne peut pas prétendre gouverner l’Etat tout en mettant en doute la légitimité de l’ordre républicain et des décisions prises après délibération démocratique. Les politiciens qui le font scient la branche sur laquelle ils sont assis. Il faut le dire et le répéter : dans un régime démocratique, rien, absolument rien, ne peut justifier la violence. Il faut le dire et le répéter, dans un état de droit la seule, l’unique violence légitime est celle de l’Etat lui-même. Il faut le dire et le répéter, ceux qui défendent ou excusent la violence sous prétexte que « c’est la seule façon de se faire entendre » commettent une grave erreur : dans notre société, ce n’est pas les moyens de se faire entendre qui manquent. Mais le droit d’être entendu n’inclut pas celui d’imposer son opinion, et encore moins celui d’être pris au sérieux.
Descartes