UKRAINE: La vérité sur MAÏDAN [par Jacques Sapir]
Les événements survenus du 18 au 20 février 2014 sur la place Maïdan à Kiev sont à l’origine de la crise actuelle, non seulement en Ukraine mais aussi entre les pays de l’OTAN et la Russie.
Le gouvernement actuellement au pouvoir à Kiev, et les principaux dirigeants de l’UE, soutiennent la thèse que la manifestation pacifique fut l’objet d’un massacre provoquant la mort d’environ 100 personnes par les forces du gouvernement de M. Yanoukovitch, Président régulièrement élu. Dès le début du mois de mars, on a pu avoir des doutes extrêmement forts sur cette version des faits, ainsi que sur l’explication qui fut fournie par les opposants à M. Yanoukovitch, selon qui ce dernier aurait fui Kiev, abandonnant ses fonctions. La possibilité d’une provocation était manifeste, et ce carnet s’en est fait l’écho dès le 5 mars [1]. Par ailleurs, les conditions de la « fuite » du Président Yanoukovitch n’étant pas éclaircie, cela posait le problème de la continuité, ou non, de l’ordre constitutionnel en Ukraine [2]. Cette question est importante. Si l’on considère que Yanoukovitch a quitté Kiev de son plein gré, ceci est assimilable de fait à une démission, et le changement de gouvernement ne constitue pas une rupture de l’ordre constitutionnel. Si l’on établit que Yanoukovitch a quitté Kiev sous la menace, qu’elle soit réelle ou imaginaire, et qu’il a été démis par un parlement-croupion, on est alors en présence d’une révolution qui implique la rupture de l’ordre constitutionnel ancien, et qui légitime alors les différents référendum tenus tant en Crimée que dans l’est de l’Ukraine.
Les travaux du professeur Katchanovski
En l’absence de volonté sérieuse du gouvernement actuel au pouvoir à Kiev de faire la lumière sur ces événements, des chercheurs en science politique se sont mis au travail. Un document a été présenté lors d’un séminaire le 1er octobre 2014 par le professeur Katchanovski [3], du département de Science Politique de l’Université d’Ottawa au Canada. On sait que réside dans ce pays une importante communauté ukrainienne. Après une analyse très exhaustive des sources disponibles, sources qui proviennent quasi-exclusivement du camp des « pro-Maïdan » et des télévisions locales (Espresso TV, Hromadske TV, Spilno TV, Radio Liberty, et Ukrstream TV), Katchanovski aboutit à la conclusion irréfutable que des « snipers », des tireurs, ont opérés depuis le camp des manifestants et que les forces fidèles au Président Yanoukovitch n’ont fait que riposter. Une majorité des personnes tuées l’a été dans les tirs croisés qui sont alors survenus ou ont été victimes de tir dans le dos, alors qu’ils faisaient face aux forces de l’ordre [4]. Il fait aussi mention de brutalités et d’exactions commises par les unités spéciales « Bierkut » qui assuraient la sécurité du Président, mais ces exactions sont survenues après les premiers tirs. Les événements tragiques survenus sur la place Maïdan, qui mettent en marche le processus de dislocation de l’Ukraine et de guerre civile que l’on connaît aujourd’hui, sont donc bien le résultat d’une provocation délibérée. Cette provocation a été montée par le groupe d’extrême droite Pravy Sekhtor, avec une possible complicité de Svoboda et des forces d’auto-défense de la manifestation [5]. Il conclu alors :
« The massacre of the protesters and the police represented a violent overthrow of the government in Ukraine and a major human rights crime. This violent overthrow constituted a nondemocratic change of government. It gave start to a large-scale violent conflict that turned intoa civil war in Eastern Ukraine, to a Russian military intervention in support of separatists in Crimea and Donbas, and to a de-facto break-up of Ukraine. It also escalated an international conflict between the West and Russia over Ukraine. The evidence indicates that an alliance of elements of the Maidan opposition and the far right was involved in the mass killing of both protesters and the police, while the involvement of the special police units in killings of some of the protesters cannot be entirely ruled out based on publicly available evidence. »[6].
[Le massacre des manifestants et de policiers a représenté un renversement du gouvernement de l’Ukraine et un crime majeur contre les droits de l’homme. Ce renversement violent a constitué un changement de gouvernement par des moyens non-démocratiques. Il a donné lieu à un violent conflit qui a tourné à la guerre civile dans l’Est de l’Ukraine, à une intervention russe en soutien aux séparatistes de Crimée et du Donbass, et à l’éclatement de facto de l’Ukraine. Il a aussi été la cause d’une escalade internationale entre l’Ouest et la Russie au sujet de l’Ukraine. Les évidences indiquent qu’une alliance entre les mouvements d’opposition de Maïdan et l’extrême-droite est impliquée dans le meurtre de masse de manifestants et de policiers, tandis que l’implication des forces spéciales de la police dans le meurtre d’autres manifestants ne peut être exclu sur la base des évidences publiquement disponibles.]
Les travaux du professeur Katchanovski ont évidemment soulevé beaucoup de questions, et provoqués une polémique. Il y a répondu dans un court papier que l’on trouvera ici.
L’enjeu de la vérité
On comprend bien les enjeux qui se nouent autour de la révélation de la vérité sur ce qui est advenu place Maïdan du 18 au 20 février 2014. Si les travaux du professeur Katchanovski sont vérifiés, et s’ils sont considérés comme globalement fiables, il devient dès lors impossible de continuer à soutenir que ce qui est survenu à Kiev fut le départ d’un Président corrompu sous la colère d’une manifestation. Que Yanoukovitch ait été corrompu est une évidence, et les officiels russes qui ont négocié avec lui à la fin de 2013 ne se cachent pas pour le dire. Mais, il était le Président régulièrement élu du pays. Dès le moment où des groupes minoritaires ont décidé de réaliser ce qu’il faut bien appeler un putsch, il ne pouvait être question de continuité constitutionnelle en Ukraine. De ce fait, la rupture de l’ordre constitutionnel, en vertu du principe que le peuple est le seul dépositaire de la souveraineté, autorisait des fragments de ce peuple de tenir des référendums quant à leur inclusion ou leur exclusion de la nation ukrainienne. Nul n’avait le pouvoir de décréter que ces référendums étaient “illégitimes”.
Il est à cet égard tragique que les gouvernements des pays de l’Union Européenne, et en particulier de l’Allemagne et de la France ait décidé de fouler aux pieds le principe fondamental sur lequel ils reposent. Il est tout aussi tragique qu’ils se soient engagés dans une logique de confrontation avec la Russie au sujet de l’Ukraine, logique qui n’a pas de bases de Droit et qui s’avère, de plus, faire peser un grand danger sur la logique des relations internationales. Ces gouvernements ont cédé à la logique des émotions sur une question qui nécessitait au contraire que l’on applique le principe de raison. L’interview d’Henry Kissinger accordé au Spiegel le 13 novembre 2014 ne dit pas autre chose
Jacques SAPIR
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[1] Sapir J., « Provocation à Kiev ? », note publiée sur RussEurope, le 5 mars 2014,http://russeurope.hypotheses.org/2051
[2] Sapir J., « La Crimée et le droit », note publiée sur RussEurope, le 7 mars 2014http://russeurope.hypotheses.org/2062
[3] Ivan Katchanovski enseigne à la School of Political Studies and the Department of Communication à l’Université d’Ottawa. Il fut Visiting Scholar au Davis Center for Russian and Eurasian Studies à l’Université Harvard, et Visiting Assistant Professor au Départment of Politics à l’Université de l’Etat de New-York à Potsdam, Post-Doctoral Fellow at the Department de Political Science à l’Université de Toronto, ainsi que Kluge Post-Doctoral Fellow au Kluge Center à la bibliothèque du Congrès (Washington D.C.). Il a soutenu sa thèse à la George Mason University.
[4] « Various statements by medics, videos, photos, and media reports confirm that
dozens of protesters were shot precisely in necks, heads, thighs, and hearts, the most lethalplaces, and that many entry wounds were from the top, side, or back.This is consistent withlocations of shooters on the roofs or top floors of all specified buildings. Precise and deadlygunshots and the 7.62mm KalashnikovAKMS type assault rifles and various hunting weaponsand ammunition used also indicate that shooters were positioned within several dozen metersfrom the places where both the police and the protesters were killed or wounded » cité p.25, Katchanovski I., The “Snipers’ Massacre” on the Maidan in Ukraine, 1er octobre 2014.
http://www.academia.edu/8776021/The_Snipers_Massacre_on_the_Maidan_in_Ukraine
[5] « The evidence indicates that the Right Sector was one organization involved in the massacre,while names and identities of other organizations and leaders remain not sufficiently unclear. Asthe research indicates, they might include Svoboda and the leadership of the Maidan Self-Defenses. Their leaders and many top activists were offered or occupied top positions in thenewly-formed government after the massacre and threat of more violence that ousted Yanukovych.» cité depuis le texte publié à :
http://www.academia.edu/9092851/The_Snipers_Massacre_in_Kyiv_A_Response_to_Critics
[6] Katchanovski I., The “Snipers’ Massacre” on the Maidan in Ukraine, 1er octobre 2014, op.cit., p. 29.