La GAUCHE, l’économie et l’Euro [par Jacques SAPIR]
PAR JACQUES SAPIR · 15 JANVIER 2016
Et bien d’autres choses…
Le texte qui suit correspond aux questions que m’a posées Franck Abed dans une interview « électronique ». Il est publié sur le site de Franck Abed. L’intérêt des questions m’incite à publier cette interview sur RussEurope. Ce texte couvre des sujets très divers et c’est cette diversité qui en fait me semble-t-il l’intérêt.
Franck ABED : Bonjour. Vous vous définissez comme un homme de gauche. Concrètement qu’est-ce que cela signifie ?
Jacques SAPIR : Être de gauche peut avoir plusieurs significations, certaines institutionnelles (comme l’appartenance à un parti se réclamant de la « gauche » officielle) et d’autres non. Je suis d’ailleurs très souvent fréquemment confronté à des opinions qui considèrent qu’être « de gauche » c’est avant tout s’exprimer dans des lieux estampillés « de gauche ». Pour moi, ce type de comportement définit au contraire une pensée de droite, par le sectarisme (conscient ou inconscient) qu’elle révèle.
Pour ma part, je considère qu’être de gauche signifie tout d’abord comprendre que l’on ne peut être libre et heureux dans une société qui n’est ni libre ni heureuse. Le bonheur individuel existe, mais il ne peut exister que dans un contexte collectif. C’est ainsi comprendre que le véritable individualisme ne doit pas se comprendre contre la collectivité (ce qui alors ne serait et ne pourrait être qu’une stratégie égoïste de « chacun pour soi ») mais en interaction profonde avec cette collectivité. Être de gauche signifie aussi comprendre que les crises économiques, les inégalités ne naissent pas de la (mauvaise) volonté de certains mais sont fondamentalement le produit d’un système et que les réponses doivent d’abord être systémiques. La générosité personnelle ne peut constituer une réponse globale. Être de gauche, c’est enfin comprendre qu’une position sociale impose au moins autant de devoirs qu’elle ne vous offre de droits. Tous les matins quand je viens au bureau et que je vois le comportement de certains de mes collègues avec le personnel de l’EHESS, je sais immédiatement qui est « de gauche » et qui est de droite.
Au-delà de la dimension anecdotique, et pourtant fort réelle, se pose une autre question quant à la délimitation entre qui est « de gauche » et de droite. Être de droite consiste à ne se poser que la question du « comment ». Être de gauche implique de se poser, aussi, la question du « pourquoi ». Et cela prend une dimension particulière quant on revient sur le problème de l’opposition entre l’idée d’un individu « libre » et donc responsable, et celle d’un individu entièrement déterminé, qui serait excusable par définition. Être de droite, c’est prendre cette opposition au pied de la lettre et considérer soit une liberté « totale » soit une détermination tout aussi totale, qu’elle soit liée à de prétendues « races » humaines ou qu’elle soit le produit d’une situation sociale particulière. Sur le fond, ces deux positions sont exactement identiques. Je ne vois pas la différence entre prétendre que le contexte sociale crée une détermination totale et prétendre que la culture d’un individu crée elle aussi une détermination totale. Être de gauche c’est reconnaître au contraire l’existence de plusieurs niveaux de déterminations (sociales, culturelles, idéologique, familiales…), et en déduire que la liberté de l’individu provient justement de cet enchevêtrement de déterminations qui nous oblige à faire des choix. C’est donc comprendre que nous vivons non pas dans une réalité unidimensionnelle ou tout pourrait être ramené à un seul critère mais dans une réalité que l’on pourrait appeler « stratifiée » pour reprendre le mot du philosophe britannique Roy Bhaskar[2]. Cette position de « réalisme critique », qui est à l’opposé d’un factualisme plat, caractérise à mon avis une véritable position de gauche. Le factualisme, c’est à dire le positivisme, est plutôt me semble-t-il une position de droite.
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