« Le crépuscule de la FRANCE D’EN HAUT » : un livre de Christophe Guilly – [À lire absolument]
Le géographe constate que les classes dominantes captent l'essentiel des bienfaits de la mondialisation en imposant un modèle inégalitaire et défendent un discours qui décrit leur réalité mais pas celle des classes populaires. Le discours anti-Front national n'est alors qu'un prétexte et exclut encore un peu plus la France périphérique.
La bourgeoisie triomphante du XIXe siècle a disparu. Ses petits-enfants se fondent désormais dans le décor d'anciens quartiers populaires, célèbrent la mixité sociale et le respect de l'Autre. Finis les Rougon-Macquart, bienvenue chez les hipsters... Bénéficiaire des bienfaits de la mondialisation, cette nouvelle bourgeoisie en oublie jusqu'à l'existence d'une France d'en bas, boutée hors des nouvelles citadelles que sont devenues les métropoles. Pendant ce temps, dans la France périphérique, les classes populaires coupent les ponts avec la classe politique, les syndicats et les médias. Leurs nouvelles solidarités, leur souverainisme n'intéressent personne. Le grand marronnage des classes populaires, comme avant elles celui des esclaves qui fuyaient les plantations, a commencé. On croyait la lutte des classes enterrée, voici son grand retour...
La décadence des élites françaises
Christophe Guilluy est déjà l'auteur des passionnants et indispensables « Fractures françaises » et de « la France périphérique » décrivant la rupture dorénavant presque définitive entre le pays et ses élites. L'intérêt de ces ouvrages et du dernier est que leur auteur n'est ni éditorialiste, ni journaliste politique, ni militant. On ne peut lui reprocher d'avoir un point de vue biaisé ou partisan. Il est géographe et analyse de manière scientifique les cartes démontrant la coupure des oligarques d'avec les petites gens, en particulier avec ces français dits ruraux, les habitants des petites villes de province méprisées, considérées avec hauteur et condescendance :
Tous les « franchouillards », les « ploucs », les « prolos » ainsi que les nomment avec mépris les bourgeois pédagogues.
Ce n'est pas un livre contre les élites qui verserait dans le discours démagogique -et l'anti-intellectualisme- mille fois entendus. L'auteur rappelle juste que dans un pays dont le fonctionnement serait sain et réellement démocratique, elles seraient issues du peuple dans leur plus grande part. Or, en France elle s'entretiennent par la cooptation. les réseaux et la reproduction sociale. La « France d'en haut » et ses séides, et ce de plus en plus, sont totalement étanches, aveugles et sourds au reste de la population tout en prétendant la guider sur la voie du progrès. La « France d'en haut » et ses obligés ne veulent pas entendre la colère qui monte, ne s'inquiètent pas de la remise en cause générale de leurs desiderata.
Elle célèbre sans cesse la mondialisation réputée heureuse, sans se soucier de la paupérisation qu'elle entraîne. Elle s'enthousiasme de la naissance d'une société hypothétiquement multiculturelle très anxiogène pour les petites gens, ceux qui en vivent la réalité quotidienne. Elle se réjouit de la mort programmée des nation. Leurs symboles sont progressivement abandonnés à tous ceux que les élites mettent dans le même sac du « populisme », terme bien utile pour ne surtout pas avoir à argumenter. Et pour la plupart des politiques de la « France d'en haut » la France est une idée morte et enterrée depuis fort longtemps déjà.
Afin de résoudre ce hiatus Guilluy suggère que les élites devraient faire courageusement leur « aggiornamento ». Il sait également qu'elles s'en garderont bien. Au contraire, elles criminalisent tout discours de contradiction du dogme officiel. Toute remise en cause de la « bonne parole » est judiciarisée plutôt que de favoriser la discussion et l'échange constructifs. Il est curieux de constater que cet « aggiornamento » les élites conseillent à tout le monde de le faire mais s'en abstiennent elles-mêmes avec constance. Elles ont raison par essence (et donc de par leurs privilèges matériels).
Ce que signalait Guilluy dans ses deux livres précédents est que « la France d'en haut » a cru trouver la parade imparable contre toutes ces critiques. Elle a « ses » pauvres, ceux-ci étant généralement « issus de la diversité » selon la formule hypocrite. Les quelques réussistes au sein de « ses » pauvres, l'irruption d'un embryon de classe moyenne parmi ceux-ci, sont montées en épingle afin de prouver que « l'ascenseur social » fonctionne toujours et c'est aussi encore une manière de se mettre en valeur pour les élites.
Le travail de Christophe Guilluy embarrasse considérablement les bourgeois pédagogues car dans leur esprit il est censé être des leurs : il est universitaire, il est plutôt de gauche. Ce n'est pas Zemmour ou Natacha Polony, il n'est pas estampillé « réac ». Les éditorialistes de la gauche sociétale lui oppose précisément la réussite supposée des enfants de la diversité, qui prouverait également le succès de la société multiculturelle, preuve généralement que s'ils ont lu le livre ils ne l'ont pas compris, ou n'ont pas voulu le comprendre. C'est assez positif finalement car ils prouvent la pertinence des propos du géographe.
Ce crépuscule du titre de l'ouvrage est le prélude soit à un totalitarisme « soft » de la pensée, soit à l'avènement d'une société respectant le pluralisme. On me permettra d'être un rien pessimiste, la sensiblerie déversée par seaux par les supposées élites après la mort du père Hamel entre autres m'y incitant.
Critique d'AmauryWatremez, le 13 septembre 2016
SOURCE:
Les Matins de France Culture - La « France des invisibles »