"Descartes" explique "pourquoi il n'a pas manifesté le 12 avril" contre l'austérité
Pourquoi je n'ai pas manifesté le 12 avril
(par Descartes)
En groupe en ligue en procession
En bannière en slip en veston
Il est temps que je le confesse
A pied à cheval et en voiture
Avec des gros des p'tits des durs
Je suis de ceux qui manifestent
Avec leurs gueules de travers
Leurs fins de mois qui sonnent clair
Les uns me trouvent tous les vices
Avec leur teint calamiteux
Leurs fins de mois qui sonnent creux
D'autres trouvent que c'est justice
Jean Ferrat
D’habitude, « je suis de ceux qui manifestent ». Si un jour on accorde une pension à ceux qui ont servi leur pays en battant le pavé pour défendre une cause, je devrais être bien loti. Avant que mon parti ne me quitte – car c’est lui qui m’a quitté, et non l’inverse – j’étais même connu pour ça. J’étais de ceux qui non seulement répondaient « présent » chaque fois que le PCF ou la CGT demandaient leur présence, mais aussi pour imprimer les tracts, conduire la camionnette, préparer les sandwichs, vendre les merguez et mettre leur pratique des arts martiaux au service du service d’ordre. Oui, je pourrais raconter des choses sur ce qu’était une manifestation à cette époque bénie ou chaque camarade était un frère.
Mais trêve de nostalgie. Le 12 avril, comme souvent ces derniers temps, je n’ai pas pu. Pas par « aquabonisme », non. Je crois profondément à l’utilité des choses inutiles. Une manifestation aujourd’hui ne changera rien à la politique des puissants, me dit-on. C’est probablement vrai. Mais manifester, ce n’est pas que ça. C’est aussi un témoignage, un mode d’expression, un moment de fraternité. Rien que pour cela, j’ai envie d’y aller. Mais pas cette fois. Pourquoi ? Parce que si manifester est une manière d’exprimer un point de vue, encore faut-il avoir un point de vue à exprimer. C’est pourquoi je ne vais jamais aux manifestations du genre « jour de colère ». Cela ne m’intéresse pas de me joindre à une meute de mécontents qui n’ont en commun que leur mécontentement. Je n’ai pas envie de perdre une demie journée de mon temps libre pour participer à une manifestation dont le seul message cohérent est « je suis pas content, na ! ».
Le problème des manifestations ces derniers temps, de droite comme de gauche d’ailleurs, c’est qu’elles n’expriment rien sauf un mécontentement général.
Cela tient au fait que ceux qui les appellent sont prêts, pour réunir un maximum de gens, à réunir des gens dont les revendications sont totalement différentes, voire contradictoires. Vous voulez un exemple ? Prenez le site internet de la « manif du 12 avril » (1). En tête du site, on peut lire « Maintenant ça suffit ! Marchons contre l’austérité, pour l’égalité et le partage des richesses ». Passons vite sur cette expression « maintenant ça suffit », qui laisserait penser que jusque hier « ça ne suffisait pas » alors que la politique d’austérité a bientôt deux ans, et concentrons nous sur le deuxième membre de la phrase. On en déduit que les marcheurs expriment leur rejet de « l’austérité », et proposent « l’égalité et le partage des richesses ». Soit. Ce sont des nobles principes, quoique un peu généraux, particulièrement parce qu’on ne précise pas quelles sont les richesses qu’on entend « partager » et à qui appartiennent-elles. Le problème, c’est que si on va plus bas sur le site on retrouve l’appel suivant : « Retraite, Nucléaire, Chômage, Europe Libérale, TVA, Hollande, ca suffit ! ». Doit on conclure que les marcheurs exprimeraient pêle-mêle leur détestation de la retraite ( !?), du nucléaire, de la TVA, du chômage, de l’Europe libérale et de Hollande (le raton laveur semble avoir été oublié) ? Plus bas, on rajoute quelques items à la liste : on découvre que la marche du 12 avril est aussi convoquée par le « mouvement des objecteurs de croissance » et « antiprod » pour protester cette fois-ci « contre le productivisme ». Et plus bas encore, la liste à la Prévert continue : « sécurité alimentaire, gaz de schiste, emploi, santé & retraites, eau & énergie, liberté & vie privée, services publics, culture & production artistique, enseignement… » le tout sous la bannière « non au TAFTA ». Là encore plane l’ombre du raton laveur.
Et alors moi, pauvre citoyen, comment savoir ce que j’exprime lorsque je vais battre le pavé avec tous ces gens ?
Et-ce que ma présence manif sera comptée comme un vote contre le TAFTA ? Contre le chômage ? ou au contraire contre le productivisme, le nucléaire et/ou les gaz de schiste ? Comment pourrais-je m’intégrer dans une manifestation qui est appelée pour rejeter ce à quoi je suis attaché sous prétexte qu’elle rejette aussi ce que je n’aime pas ?
Si l’on a envie de critiquer les politiques d’austérité – et elles le méritent – alors autant faire une manifestation sur ce seul sujet, au lieu de tomber dans la logique des manifs du style « jour de colère ». Pourquoi faut-il mélanger austérité et nucléaire, chômage et « objection de croissance », Hollande et gaz de schiste ? Parce qu’on a peur que le rejet de l’austérité à lui seul n’attire pas assez de monde ? Parce qu’il faut chercher à séduire les différentes « clientèles » de la gauche radicale et que pour cela le seul moyen est de reprendre leurs marottes ?
On pourrait pourtant penser que le sujet de « l’austérité » serait suffisant pour sortir les gens sur le pavé. Ce n’est pas le cas, et cela pour une raison simple. Les gens sont beaucoup plus intelligents et pragmatiques que les leaders politiques – et les militants – ne l’imaginent. Ils comprennent fort bien que le mécontentement n’arrive à changer les choses que lorsqu’il se condense autour d’une alternative possible. Or, la « gauche radicale » est incapable de proposer une alternative crédible.
Rejeter l’austérité bruxelloise c’est bien. Mais dès lors qu’on s’interdit la sortie de l’Euro, quelles sont les alternatives ?
La proposition de « désobéir » les directives européennes en supposant que l’Union en resterait là est puérile. Comme est puérile l’idée de « réquisitionner la Banque de France pour qu’elle prête à l’Etat à taux nul ». Pour prêter il faut de l’argent, et la Banque de France, n’en a pas. Contrairement à la Réserve Fédérale ou la Banque d’Angleterre, elle ne peut pas en émettre, sauf évidement à faire du faux monnayage. Et il faut vraiment être sot pour croire que l’Union Européenne admettrait sans rien faire que la France n’applique pas les traités ou émette illégalement des euros sans l’autorisation de la BCE.
Par ailleurs, croire que l’on peut durablement dépenser plus que ce qu’on produit est une tromperie. Cela ne veut pas dire que ceux qui répètent comme des perroquets que « la France vit au dessus de ses moyens » aient raison. « La France », lorsqu’il s’agit de « vivre », n’existe pas. « La France » est une abstraction. Ceux qui « vivent » au dessus ou au dessous de leurs moyens, ce sont les Français. Et les Français ne constituent pas un tout homogène. Il y a certainement des couches sociales – la bourgeoisie, mais aussi la grande majorité des classes moyennes – qui vivent « au dessus de leurs moyens » ou du moins au dessus de la richesse qu’elles produisent, et des couches qui vivent très largement en dessous.
Et à supposer même qu’on vive « au dessus de ses moyens », la réponse est-elle de réduire les dépenses ou au contraire d’accroître les « moyens » ? Là encore, la réponse n’est pas évidente.
Tout cela mérite qu’on fasse travailler des gens dessus. Qu’on organise des conférences et des débats. Et qu’on produise à la fin une analyse claire et des propositions réalistes et crédibles. Ce serait infiniment plus productif que de sortir quelques dizaines de milliers de clampins sur les boulevards parisiens pour crier leur détestation de François Hollande sous la conduite des mêmes leaders qui, il y a deux ans, les ont appelés à voter pour lui. Et qui le referont la prochaine fois, tant il est vrai que les gens qui n’ont pas de retour critique sur leurs erreurs ne peuvent que les répéter.
Aussi longtemps que l’action sera préférée à la réflexion, aussi longtemps qu’on se refusera à travailler le fond des sujets, « there is no alternative ».
Descartes