Produire français ? [le blog de Descartes]
Il y a quelques semaines, le groupe Alstom – ou ce qu’il en reste après le détachement des activités concernant l’énergie vendues au conglomérat américain General Electric – annonce l’arrêt prochain de ses activités de fabrication de locomotives sur son site de Belfort. Ce qui reste de cette activité sera déplacé sur le site de Reichshoffen, en Alsace, et quatre cents emplois seront supprimés.
Immédiatement, notre gouvernement se mobilise. Le président de la République déclare sa préoccupation, les ministres organisent des réunions. Le mot d’ordre est partout le même : il faut sauver Alstom ! Bravo, me direz- vous. Après des années de négligence, enfin notre gouvernement fait quelque chose pour notre industrie ! Avant de vous réjouir, il faut se souvenir que ce même gouvernement a consenti à la fermeture des hauts-fourneaux de Florange, au dépècement d’Alstom, à la vente d’Alcatel aux Finlandais, de Nexter aux Allemands, de Technip aux américains. Il a présidé au démantèlement de la filière nucléaire et au déménagement d’activités stratégiques d’Airbus hors de France. Bien entendu, il n’est pas trop tard pour bien faire, mais avouez qu’on peut se poser des questions lorsqu’un président découvre tout à coup la politique industrielle six mois avant la fin de son mandat.
Peut-être les raisons de cette subite prise de conscience nous sont donnés par Le Monde, journal qui donne fort peu d’informations sur ce qui se passe dans le monde, mais de précieux renseignements sur ce monde si particulier ou habitent nos dirigeants nos dirigeants. Avec un délicieux sens de l’understatement, le journal du soir titrait « Hollande veut éviter un autre Florange ». Ce qui, vous me l’accorderez, est fort ambigu. Quand on parle de ce « Florange » dont notre chef de l’Etat ne voudrait pas voir la répétition, de quoi parle-t-on ? De la fermeture d’une installation industrielle stratégique ? Ou du désastre politique qui l’a accompagnée, qui a démontré une fois encore que Charles Pasqua avait parfaitement raison lorsqu’il disait que les promesses n’engagent que ceux qui y croient ?
En fait, Hollande et ses ministres – pas plus que le reste de la classe politique, à de rares exceptions près – ne se soucient guère de l’avenir de notre appareil industriel. Dans toute cette affaire, personne n’a pris la peine d’expliquer en quoi l’activité d’Alstom à Belfort était stratégique en termes industriels, pourquoi elle méritait l’intervention de l’Etat pour la sauver. Au moment même ou l’on constate qu’il n’existe plus aucune usine d’armement en France capable de fabriquer des fusils pour équiper l’armée française et qu’il faut donc, pour remplacer le FAMAS, aller chercher des armes « made in Germany », on découvre que la République ne peut se passer de locomotives « made in France » ? Non, toute cette affaire n’a rien à voir avec la politique industrielle. Le problème, c’est l’emploi. Ou plutôt la com’ sur l’emploi : les quatre cents postes de travail perdus à Alstom peuvent faire bien plus de dégâts médiatiques que les milliers d’emplois que d’autres industriels – Areva pour ne donner qu’un exemple – s’apprêtent à supprimer. Alors, on se précipite au chevet du malade. Avec le remède suprême, la panacée qui guérit tout : des tombereaux d’argent public. Pour convaincre la direction d’Alstom de ne pas fermer le site, l’Etat va commander – et pour 800 Millions d’euros, excusez du peu – ce dont il n’a pas besoin : des TGV qui rouleront à 120 km/h sur les voies prévues pour les trains Inter cités. C’est la politique industrielle faite par le sapeur Camembert : on paye des gens à creuser des trous, et d’autres pour les remplir (1).
Depuis les années 1980, où l’on a décidé – sous un gouvernement de gauche, est-il besoin de le préciser ? – que ce n’était plus la peine d’avoir une politique industrielle ni même une politique économique, puisque la « main invisible du marché » superbement organisé par Bruxelles allait aboutir à l’allocation optimale du capital et du travail, nos gouvernants se sont progressivement désintéressés de ces questions. Le ministère de l’Industrie s’est progressivement étiolé jusqu’à disparaître, et celui de l’Economie a suivi la même trajectoire jusqu’à être dévoré récemment par celui du Budget. Les grandes entreprises et établissement publics qui servaient de bras armé à la politique économique – les banques et les assurances dans le secteur financier, GDF, ELF Aquitaine dans le secteur énergétique, la DCN et les arsenaux dans celui de l’armement – ont été privatisées et font leur propre politique en fonction des intérêts de leurs actionnaires lorsqu’elles n’ont pas pure et simplement disparu. Les grandes entreprises françaises – la CGE, Usinor-Sacilor, Rhône-Poulenc, PUK – ont été progressivement démantelées et leurs restes vendus à des groupes étrangers qui, là encore, ne se soucient guère des intérêts de la France, qui n’est pour eux qu’un marché comme un autre.
C’est que dans notre société ouverte aux marchés globalisés, la question même du produire n’est plus d’actualité. Si nous avons de l’argent, nous trouverons toujours les biens et les services dont nous avons besoin dans le marché international. Alors, pourquoi se soucier de l’endroit où ces biens sont produits ? Pourquoi produire ces biens dans l’hexagone, alors qu’ils sont moins chers à produire ailleurs ? De la gauche la plus radicale à la droite la plus libérale, le discours politique évacue la production. A gauche on est « anti-productiviste » et lorsqu’une usine ferme, on ne pense qu’à sauver les emplois. A droite, on explique que l’important n’est pas de produire mais de vendre, et donc d’être « compétitif ».
Admettons la logique du « si nous avons de l’argent, nous trouverons toujours des biens ». Certes, mais… où trouverons-nous l’argent pour acheter ces biens si nous ne produisons plus rien chez nous ? Si nous ne vendons pas aux autres, comment pourrons-nous leur acheter, sauf à vivre à crédit ? C’est là que l’illusion monétaire fait intellectuellement le plus de dégâts. Il faut bien comprendre que l’argent n’est qu’un intermédiaire d’échange. Mais dans l’échange monétaire il y a toujours sous-jacent un échange de biens ou de services. Je vends un bien ou un service – ou ma force de travail – pour obtenir de l’argent, et ensuite j’achète avec cet argent un autre bien ou un autre service. Ce n’est que parce que j’ai quelque chose à vendre que je peux acheter. Où alors, il faut que j’emprunte. Ce n’est pas un hasard si le gonflement monstrueux de la dette accompagne le processus de disparition ou plutôt de délocalisation des activités productives. C’est la logique d’emprunt qui a permis aux « classes moyennes » de maintenir leur niveau de vie dans un pays ou la production matérielle s’effondre, et dont le PIB ne continue à croître que grâce aux activités financières.
La question du produire est devenu si étrangères à nos élites qu’elles inventent des gadgets comme le « salaire à vie », totalement détaché de toute vision productive, comme si l’être humain avait on ne sait par quel miracle le droit immanent à accéder aux biens sans que ces biens soient produits. On se croirait revenu au jardin d’Eden, ou Adam et Eve pouvaient vivre des fruits qui tombaient des arbres. Seulement voilà, on a été chassé du Paradis pour avoir mangé le fruit de la Connaissance – la métaphore est puissante – et condamnés à gagner notre pain à la sueur de notre front. Et même si l’on a inventé des machines pour transpirer un peu moins, le problème reste le même : la nature ne nous doit rien. Les biens auxquels nous avons socialement accès ne sont jamais que les biens que nous sommes capables socialement de produire, et la répartition la plus parfaite, la plus juste, ne peut jamais que distribuer ce qui a été produit.
Nous devons donc produire au moins autant de valeur que nous en consommons. Mais la question de la production a un autre aspect, tout aussi important et souvent négligé. Un penseur libéral disait que produire de l’acier ou des bonbons, c’était la même chose. Et bien, il avait tort. Parce que le travail n’a pas seulement un effet économique, il a aussi un effet social. Produire de l’acier, des ordinateurs, des TGV ou des centrales nucléaires a un effet d’entraînement sur la société. Cela nécessite des écoles et des universités, des gens formés à la pensée scientifique, une confrontation permanente avec les travaux des laboratoires, une organisation collective du travail. Produire du foie gras ou du miel artisanal, même si cela rapporte autant, ne nécessite que la perpétuation de « savoirs ancestraux », fort respectables en eux-mêmes, mais qui tendent plutôt à la répétition qu’à l’évolution. Marc Bloch, en son temps, avait dénoncé la transformation de la France en musée par le refus des techniques modernes. On aurait pu penser que les « trente glorieuses » avaient rendu ses paroles obsolètes. Mais la parenthèse gaullienne fermée elles redeviennent d’actualité. Le plus terrifiant, c’est que c’est le soi-disant « parti du progrès », c'est-à-dire la gauche et tout particulièrement la « gauche radicale », qui se montre la plus enthousiaste dans cette opération de muséification, appelant à un retour à « l’agriculture paysanne » et aux méthodes artisanales. A l’autre bout du spectre, on trouve ceux qui se pâment sur une start-up dont l’apport à la société est d’avoir fait beaucoup d’argent en vendant un jeu débile sur téléphone portable, et qui proclament que c’est là que se trouve notre avenir. Là encore, ils se trompent : le vrai effet d’entraînement intellectuel – et donc le vrai pouvoir – se trouvera toujours chez celui qui fabrique le téléphone et son système d’exploitation. Pas chez celui qui conçoit un jeu qui consiste à chasser des bestioles virtuelles ou à pouvoir commander la nourriture de son chien par Internet.
Nous avons donc tout intérêt à ce qu’on continue à fabriquer des ordinateurs, des téléphones, des aciers et des turbines chez nous. Même si on doit les payer un peu plus cher. Et cela passe, il faut le dire clairement, par une forme de protectionnisme. L’expérience montre amplement que les seuls pays qui ont réussi à conserver une base industrielle sont ceux qui assurent à leurs entreprises des débouchés réservés sur leur marché intérieur. La concurrence, c’est très joli, mais qui ira investir des milliards en recherche/développement sans savoir s’il pourra la rentabiliser sur un marché ? Si Alstom a pu développer le TGV – en investissant des milliards pour le développer – c’est parce qu’ils avaient l’assurance que le produit final serait acheté par la SNCF. Si Dassault a pu investir autant dans le Rafale, c’est qu’il savait que l’armée française achèterait le produit quoi qu’il arrive. Personne n’ira faire ce type d’investissement dans l’idée que peut-être, si tout va bien, il gagnera un jour un appel d’offres. Ce n’est qu’une fois qu’on a rentabilisé un développement sur son propre marché qu’on peut se permettre de le proposer à un prix correct sur les marchés extérieurs. C’est ce que tout le monde fait aujourd’hui, explicitement ou implicitement. Connaissez-vous un seul modèle de train à grande vitesse, un seul type de réacteur nucléaire qui ait été vendu à l’exportation avant d’avoir été construit dans son pays d’origine ? Un seul ?
Mais si nous voulons avoir une vraie politique industrielle, il faut arrêter de penser l’industrie d’abord comme une source d’emplois. Les malheurs de ce pauvre Montebourg au ministère de l’Economie illustrent ce problème. Définir une politique industrielle implique se donner des priorités, décider quelles sont les industries stratégiques, sur lesquelles on concentre les efforts, et celles qui ne l’étant pas peuvent être laissées à la régulation du marché – y compris lorsque cela entraîne leur disparition. Lorsque Montebourg essaya de faire cet exercice, il comprit très vite qu’il était politiquement impossible de faire ce choix. Chaque filière a utilisé à fond le chantage à l’emploi pour être reconnue comme prioritaire, et du coup tout est devenu prioritaire, ce qui veut dire que rien ne l’est vraiment. Faire une politique – autre que celle du chien crevé au fil de l’eau – implique faire des choix et donc mécontenter des gens, et cela s’avère impossible lorsque l’emploi est concerné.
Il faut bien comprendre que le but des activités économiques est de produire des biens et des services, et non de fournir de l’emploi. En théorie, dans une société parfaite, on devrait décider de la masse de biens et les services dont on a besoin, en déduire la quantité de travail nécessaire à leur production, et ensuite partager cette quantité de travail sur l’ensemble des actifs. En pratique, c’est un peu plus compliqué que cela, mais l’idée est la même. Dans une économie fermée – c'est-à-dire, où la question de compétitivité externe ne se pose pas – on pourrait parfaitement – et on l’a fait, d’ailleurs – ajuster le temps de travail de manière à maintenir le plein emploi, étant entendu qu’il faut « travailler plus pour gagner plus », et qu’en fin de compte on ne peut jamais distribuer que ce qu’on a produit. En économie ouverte, c’est très différent, puisqu’on ne peut produire que si on le fait moins cher que les voisins, ce qui pousse à la baisse le salaire horaire et donc à la hausse le temps de travail. Et donc au sur-emploi là où les salaires sont bas, et au sous-emploi là où les salaires sont hauts…
Subordonner la politique industrielle à la politique de l’emploi conduit à des résultats désastreux. Nous avons tous en tête les exemples de « canards boiteux », utilisant des méthodes de production obsolètes et soutenus par des tombereaux d’argent public au nom de la préservation de l’emploi. Argent public qui aurait été bien mieux employé à développer des filières stratégiques et des méthodes de production plus efficaces qui, in fine, auraient produit plus d’emplois, tant en qualité qu’en quantité. Car il faut aussi insister sur ce point : contrairement à la vulgate malthusienne complaisamment diffusée par une certaine gauche, le développement technique ne réduit pas automatiquement la demande de travail. Au-delà du débat théorique, c’est une réalité empirique. Si le progrès des techniques réduisait la demande de travail, alors on aurait dû observer depuis le début de la révolution industrielle une baisse tendancielle dans le nombre d’emplois. Or, qu’observe-t-on ? Exactement le contraire : le développement du capitalisme industriel s’accompagne d’une augmentation continue de la demande de main d’œuvre, à tel point qu’il a fallu l’exode rural puis l’entrée massive des femmes sur le marché du travail pour la satisfaire. Et encore aujourd’hui, le chômage dans les pays développés traduit la délocalisation des postes de travail, et non leur suppression. La raison est facile à comprendre : si la mécanisation supprime des postes de travail dans une activité donnée, elle augmente la productivité et donc la rémunération, tant des travailleurs que du capital. Et cette rémunération supplémentaire créé une demande de nouveaux biens et de nouveaux services, donc des postes de travail dans d’autres activités.
Nous avons donc besoin d’une véritable politique industrielle centrée sur des objectifs clairs : la productivité – c'est-à-dire l’utilisation optimale des facteurs de production – et la production dans les secteurs stratégiques. Il nous faut aussi une véritable politique de l’emploi, c'est-à-dire une réflexion sur la manière dont le travail nécessaire à la production des biens que nous consommons est reparti entre les actifs. Et au-dessus, il nous faut une véritable politique économique qui réfléchisse aux équilibres entre la production, la consommation, l’investissement et leur répartition. Pour le moment, nous n’avons de politique dans aucun des trois domaines, soit parce que nos dirigeants s’en désintéressent, soit parce qu’ils savent que définir une politique c’est faire des mécontents. Nos dirigeants ont abdiqué de toute vision à long terme, et ne fonctionnent que sur une logique de réaction collant une rustine ici, mettant une béquille là en fonction de considérations électorales et aux frais du contribuable, pompiers pyromanes qui un jour votent une loi imposant la réduction de 30% dans la consommation d’énergies fossiles, et le jour suivant s’indignent qu’on ferme des raffineries – surtout si elles sont dans leur circonscription.
Beau sujet pour la campagne présidentielle, n’est-ce pas ? Bien plus important à mon avis que les affrontements sur la suppression de l’ENA ou le casier judiciaire des candidats. En tout cas, le candidat qui s’y intéressera aura toutes les chances d’avoir mon vote. Quant à ceux qui depuis trois décennies ont laissé notre industrie partir à vau-l'eau... que les dieux leur donnent la moitié de ce que je leur souhaite, et ils ne seront pas gâtés.
Descartes
(1) Certains patrons observent d’ailleurs avec attention cette affaire : s’il suffit de menacer de fermer un site industriel pour toucher 800 Millions d’euros de commandes, d’autres vont s’y mettre. On peut s’attendre donc à une épidémie de projets de fermeture…
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