A propos du dernier livre d’Alain Finkielkraut, « l’Identité Malheureuse » [le blog de Descartes]
TRIBUNE LIBRE
« Une chose belle, précieuse, fragile et périssable... »
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Noël approche, et nous sommes tous en train de chercher des cadeaux pour ceux qui nous sont chers. Permettez moi de vous suggérer un cadeau qui ne peut que ravir tout être intelligent. Je veux bien entendu parler du dernier livre d’Alain Finkielkraut, « l’Identité Malheureuse ».
Je n’ai pas toujours été un fan d’Alain Finkielkraut. Je me souviens même d’un temps ou je le trouvais insupportable. C’était le temps où ses travaux épousaient paresseusement les discours des nouveaux philosophes. C’était le temps où les intellectuels reaganiens – de Glucksmann à Montand – déguisaient leur anticommunisme en « antitotalitarisme » tout en signant des pétitions et faisant des quêtes pour soutenir les « combattants de la liberté » en Afghanistan. Ces mêmes « combattants » qui, poursuivant leur inlassable lutte pour la liberté, allaient quelques années plus tard démolir les tours du World Trade Center à New York. Mais cela est une autre histoire…
Mais les temps changent, et nous changeons avec eux. Si l’effondrement du mur de Berlin dégrisa beaucoup de communistes, l’après-communisme eut un effet similaire sur les plus intelligents des « antitotalitaires ». Finkielkraut fait partie de ceux-là. Contrairement à un Glucksman ou un BHL, il est suffisamment lucide pour faire une lecture critique de son propre passé et de voir combien l’illusion soixante-huitarde puis « antitotalitaire » a conduit à une impasse. C’est peut-être cette déception qui alimente le pessimisme du philosophe, un pessimisme radical qui l’amène à chercher la compréhension des situations sans pour autant proposer des solutions. Et même à jeter sur ceux qui les proposent un regard mi fataliste mi condescendent, comme on regarderait un inventeur qui cherche le mouvement perpétuel.
Son dernier livre n’échappe pas à cette règle. Le philosophe se penche sur son pays, un pays qu’il aime profondément. Il le voit malade, il le voit mourir… et il est conscient de ne rien pouvoir faire. Cela pourrait donner un texte désespérant, mais curieusement ce n’est pas le cas. Son texte est lumineux, empreint d’une mélancolie qui n’est jamais larmoyante. Peut-être parce que Finkielkraut est un esthète. Il ne lui suffit pas de faire passer un message, il tient à ce que son texte soit beau. Et d’abord dans son enveloppe extérieure. Imprimé dans un papier de qualité avec une belle typographie, ni trop grande ni trop serrée ; une couverture discrète mais soignée et de bon goût, c’est un plaisir de la main et de l’œil avant d’être celui de l’esprit. Et ce soin esthétique se retrouve dans le texte. Dans un monde dominé par le style journalistique, c’est un plaisir de lire un texte rédigé dans un français non seulement correcte, mais beau et recherché sans être pédant.
Cette introduction étant faite, reste le contenu du livre. Et je me trouve devant le redoutable défi d’en faire un résumé. Défi, parce que ce livre est tout le contraire d’un cours sur le thème de l’identité en général et de l’identité française en particulier. Cela ressemble plus à une promenade autour de cette idée, promenade à lectures multiples et qui révèle des nouveaux détails à chaque relecture. Mais aussi difficile que soit la tâche, je vais essayer quand même de résumer quelques idées.
La première est résumée dans une phrase de l’auteur : « le changement n’est plus ce que nous faisons ou ce à quoi nous aspirons, c’est ce qui nous arrive ». En d’autres termes, nous ne sommes plus les auteurs de l’histoire, mais ses victimes. Hier, il s’agissait de fuir le monde ancien (« cours, camarade, le monde ancien est derrière toi »). Aujourd’hui, il s’agit plutôt de le retrouver. Finkielkraut donne à ce sujet un exemple remarquable, celui de Stéphane Hessel et de son « Indignez vous ». A ce propos il écrit : « Une différence fondamentale cependant sépare cette indignation de la radicalité de naguère : le grand changement n’est plus à l’ordre du jour. Le scandale des scandales, nous dit dans son testament politique Stéphane Hessel, c’est le démantèlement de l’Etat-providence. Il n’en appelle donc pas à une rupture avec le monde ancien, il veut que le monde redevienne ce qu’il était avant le déferlement de la vague néolibérale ».
Finkielkraut fait ensuite de la question du voile islamique et de son interdiction dans les écoles le fil de sa réflexion. D’abord, il montre qu’il ne s’agit nullement d’un retour de la querelle religieuse, d’un conflit entre laïques et croyants. Pour cela, il souligne que le langage des partisans du voile, lorsqu’ils s’opposent à la loi, n’est nullement le langage du sacré. On s’oppose à la loi parce qu’elle est liberticide, et non parce qu’elle est sacrilège. Ce qui est en cause, nous disent les partisans du voile, c’est la liberté de chacun de se montrer dans l’espace public comme il veut. Cette argumentation emprunte son langage et ses concepts aux Lumières. Comme il le résume lui-même paraphrasant Galbraith, « nous sommes tous des laïques maintenant ». Et pourtant, il y a plusieurs laïcités. Après un petit détour par l’école et le triomphe des partisans de « l’ouverture sur la société » de celle-ci – que bien entendu Finkielkraut récuse – il conclut : « Tel est donc le paradoxe de notre situation : au moment même ou la conception libérale de la laïcité dont se sont toujours réclamés les défenseurs du voile triomphe de la laïcité républicaine et de son attachement à l’éminence de l’ordre spirituel, le voile est interdit. Le voile reste à la porte de l’école ouverte et désanctuarisée. Pourquoi la vie et pas le voile ? Pourquoi refuser cette ostentation quand chacun a le droit d’être ce qu’il est et d’en faire parade ? Que signifie cette exception au règne du « C’est mon choix » ? Quel motif profond nous l’a inspirée ? »
Pourquoi en effet la France seule parmi les nations « démocratiques » a un problème avec le voile au point de l’interdire ? A ce propos, le philosophe cite un texte de Claude Habib : « l’interdiction prend sens si on la met en relation avec la pratique de la mixité dans l’ensemble de la société. Elle devient compréhensible si on la rapporte à cet arrière plan de la tradition galante qui présuppose une visibilité du féminin, et plus précisément une visibilité heureuse, une joie d’être visible – celle-là même que certaines jeunes filles musulmanes ne peuvent ou ne veulent plus arborer ». Cette référence à la galanterie, à laquelle Finkielkraut consacre un long développement, illustre en fait le point fondamental que défend l’auteur : contre ceux qui font de l’identité une essence, il associe défend une vision de l’identité qui serait un héritage. Un héritage fait non seulement d’idées ou de valeurs, mais aussi de modes de relation entre les individus. Nous sommes français, nous dit Finkielkraut, parce que nous avons une manière particulière de gérer les rapports entre les hommes et les femmes, entre les immigrés et les nationaux, entre nous et le reste du monde. Je ne peux résister à reproduire encore un paragraphe : « Il n’empêche : on ne fait pas la même expérience, on n’est pas confronté à la même réalité lorsqu’on voit des femmes rêvetues du voile et a fortiori du voile intégral dans les rues de Kaboul, du Caire ou de Téhéran et quand on en croise dans les rues ou sur les marchés de nos villes. Dans le premier cas, on ne se sent pas chez soi et on n’est effectivement pas chez soi. Démocrates mais dégrisés de nos entreprises impérialistes, revenus de nos prétentions à porter partout la bonne parole, nous avons pris acte de l’irréductible diversité des manières d’être et nous avons acquis la sagesse posthégélienne de la limite. Cette sagesse nous dit qu’à l’étranger notre sentiment d’étrangeté est la norme et nous met solennellement en garde contre toute guerre de civilisation. Dans le second cas, on ne se sent plus chez soi et la même sagesse se refuse à voir le port du niquab ou de la burqua, qu’ils soient portés par contraintes ou arborés par conviction, transformer nos mœurs en option facultative. Aussi choisit-elle la voie de l’interdiction. Voie républicaine ? Pas seulement. L’Etat ne se contente pas de défendre les principes de fraternité, de laïcité ou d’égalité que d’ailleurs les partisans de l’autorisation ont retourné contre lui. Il défend un mode d’être, une forme devie, un type de sociabilité, bref, risquons le mot, une identité commune ».
A partir de là, Finkielkraut se lance dans une analyse de ce qu’est l’identité collective, ce concept né de la réaction romantique à l’égalité radicale issue de la pensée des Lumières. Et notamment sa mutation après l’expérience de la deuxième guerre mondiale, qui aboutit à ce que Roger Scruton appelle « l’oïkophobie », la haine de la maison natale. Il en donne un exemple amusant, celui du débat autour du projet de « Maison de l’Histoire de France ». « Soutenu par un grand nombre de ses collègues, l’historien Vincent Duclert (…) a répondu au ministre : « ce n’est pas d’une « Maison de l’Histoire de France » dont ce pays a besoin, mais d’un « musée de l’histoire en France ». ». Tout change, en effet, avec ce passage à la minuscule et ce changement de préposition. La France n’occupe plus le tableau. Elle devient le cadre. Elle n’est plus un singulier collectif, le substrat d’une aventure ou d’un destin, mais un réceptacle d’histoires multiples ».
Il illustre ce fait par un souvenir personnel qui mérite d’être reproduit in extenso : « En 2009, je me suis rendu dans l’école primaire de la rue des Récollets, à Paris, ou j’ai été élève. Dans le hall, accrochée au mur, une grande carte du monde avec de nombreuses photographies d’enfants épinglées pour la plupart sur les pays du continent africain. Au bas de la carte, cette légende : « je suis fier de venir de… ». J’ai pu alors mesurer le changement. Mes parents sont nés l’un et l’autre en Pologne, ils se sont rencontrés après la guerre en France - où mon père avait émigré dans les années trente avant d’être déporté – et nous avons bénéficié d’une naturalisation collective lorsque j’avais un an. Jamais l’école ne m’a fait honte de mes origines. Jamais elle ne m’a demandé de renier ma généalogie. Jamais non plus elle ne m’a invité à m’en prévaloir. Elle me demandait d’être attentif, d’apprendre mes leçons, de faire mes devoirs et elle me classait selon mon mérite. L’origine était hors sujet. Les fils d’immigrés polonais, les fils de famille et les enfants du peuple n’étaient pas également représentés dans l’enceinte scolaire (…). Mais la République logeait les héritiers, les boursiers et les français de fraîche date à la même enseigne. Initiés ou profanes, nous avions la France en partage. Et ce n’était pas une question de passeport : dans quelque milieu que nous ayons grandi, la langue, la littérature, la géographie et l’histoire françaises devenaient les nôtres à l’école et par l’école (…). Indifférent aux destins et aux cultures minoritaires, cet enseignement n’ »tait pas, pour autant, chauvin. Nos instituteurs et nos professeurs ne nous montaient pas la tête (…). La repentance a depuis lors pris son envol : elle a mis le concept de Français de souche au pilori et la « fierté de venir de… » au pinacle. L’enracinement des uns est tenu pour suspect et leur orgueil généalogique pour « nauséabond », tandis que les autres sont invités à célébrer leur provenance et à cultiver leur altérité. (…) Sous le prisme du romantisme pour autrui, la nouvelle norme sociale de la diversité dessine une France où l’origine n’a droit de cité qu’à la condition d’être exotique et où une seule identité est frappée d’irréalité : l’identité nationale. D’un collégien qui s’appelle Joubert ou Poincaré, ses condisciples, étonnés et vaguement compatissants, disent aujourd’hui qu’il « n’a même pas d’origine ».
La dernière partie du livre est consacrée à la problématique des rapports entre l’identité et la transmission. Car pour Finkielkraut l’identité est inséparable de la confrontation avec le passé. D’où son interrogation : « y a-t-il encore une place pour les œuvres et les actions des morts dans le monde fluide, volatil et volubile des vivants ? ». Finkielkraut, l’amoureux des livres, n’est pas technophobe, mais souligne que « Internet enrichit les déjà riches » mais isole le plus grand nombre de l’expérience qu’il considère essentielle qui consiste à s’abstraire du présent, de l’immédiat, du quotidien. Une expérience qui pour lui passe nécessairement par la littérature, par le contact avec les « grands auteurs ». Et surtout, par l’importance des formes. On retrouve ici sous une autre forme le plaidoyer qu’il avait entreprise lorsqu’il discourait sur la galanterie. Il n’y a pas de littérature sans formes, et la forme n’est pas indifférente lorsqu’on parle de transmission : « Pour surmonter ses humeurs et pour ciseler ses phrases, il faut vouloir faire bonne figure, se montrer à son avantage. On parle comme ça vient, en revanche, quand on veut être et se montrer tel qu’on est. Hypocrisie des uns, authenticité des autres ? Les choses ne sont pas si simples : chacun de ces comportements est porteur d’une morale et d’une conception de la vérité. Soit, en effet, la vérité résulte d’une mise à l’épreuve ; soit elle est déjà là, cachée, refoulée et ne demande qu’à sortir. Dans le premier cas, l’homme véridique est celui qui fait tout ce qui est dons son pouvoir pour ressembler à l’image qu’il a décidé de donner de lui-même ; il s’accomplit par le défi qu’il se lance. Dans le second, l’homme vrai est celui qui dénonce sans trembler les tabous , les faux-semblants, les protocoles : il se réalise en se désinhibant. C’est ce second modèle que notre temps a choisi. Là où il y avait ascèse, on ne voit désormais que travestissement et trucage. Devenues mensongères, les apparences ont perdu la partie. Et avec elles les morts. Apparaître, en effet, c’était peu ou prou, comparaître devant eux. Ils formaient, jusqu’à une date récente, le tribunal de la pensée et de la langue. A condition de ne surtout pas « se faire chier », les démocrates actuels participent en assistant à d’innombrables débats sur les questions politiques, économiques, sociales et, comme on dit, sociétales, mais ils n’ont pas de comptes à rendre et, qui plus est, ils débattent avec leurs pairs, jamais avec les siècles. Sur tel ou tel sujet, il n’importe nullement de savoir ce que pensent Peguy ou Pascal, ni d’interroger Voltaire ou Rousseau, sauf si on peut leur faire ratifier les opinions ou, encore mieux, les indignations du jour. ».
Il y a encore beaucoup de choses dans ce livre, et il me faudrait bien des pages pour en faire le compte rendu complet. En tout cas, un grand texte fin, soignée, esthétique, beau sur la forme et profond sur le fond. Même si l’on ne partage pas le point de vue de l’auteur, une belle lecture.
Descartes
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