Leonarda superstar
Je ne vous apprendrai rien en vous disant que la vie est dure. Elle est particulièrement dure pour une gauche au pouvoir qui ne sait plus très bien quels sont ses combats. Entre un parti socialiste qui en grande majorité se voyait avant les élections rendre la vue aux aveugles et l’ouie aux sourds et qui découvre péniblement qu’une fois la contrainte européenne acceptée il ne lui reste pas véritablement de marge de manœuvre, et une « gauche radicale » qui se voit réduite à un rôle d’imprécation sans grande perspective de peser sur le réel, on ne peut pas dire qu’on soit à la fête.
Et puis, tout à coup, miracle ! On se trouve une « cause », une vraie. Une qui a tout ce qu’on peut demander à une « cause » qui se respecte. Une qui permet de s’ériger en défenseur des valeurs et de la morale et tout ça pour un coût négligeable (1). Tout le contraire du chômage, du mal-logement, de la chute de nos standards éducatifs, de la désindustrialisation, et de toute une série de « causes » qui mériteraient qu’on s’en occupe. Mais pour résoudre ces problèmes, il faudrait affronter des lobbies, convaincre des gens, dire merde à Bruxelles. Alors que pour rendre heureuse une jeune fille kosovare, il suffit de lui offrir des papiers.
C’est à mon avis de cette manière qu’il faut interpréter le monstreux « buzz » qui a suivi l’expulsion de la famille Dibrani. Un « buzz » qui mérite qu’on s’y penche un peu. D’abord, permettez-moi une question : connaissez-vous le prénom de la mère de la famille ? Du père ? Des frères ou sœurs de Leonarda Dibrani (2) ? Non, bien sur. Ils resteront à jamais des pauvres anonymes dans la planète médias. D’eux, tout le monde s’en fout, y compris les lycéens qui ont manifesté aujourd’hui à Paris pour exiger le retour de Leonarda Dibrani en France avec des écriteaux qui ne parlent que d’elle. Etonnant, n’est ce pas ?
Et bien, pas tant que ça. Notre foire médiatique fonctionne sur la logique de l’émotion. Et pour l’émotion, ce sont les circonstances, le fait divers qu’importe. Ce qui permet à Leonarda Dibrani de devenir une star, ce sont les circonstances de son interpellation. Non pas que ces circonstances aient été particulièrement brutales ou scandaleuses. Mais son interpellation au cours d’une sortie scolaire, tout comme naguère dans une église, permettent d’en faire une « victime », rôle qui de nos jours vous garantit une audience pour le plus grand bénéfice des gens comme Mireille Dumas. Les petits frères et sœurs de Leonarda Dibrani qui n’ont pas eu sa chance n’ont qu’à crever la gueule ouverte. D’eux, tout le monde médiatique s’en fout, comme tout le monde se foutait éperdument de l’expulsion de Katchik Kachatryan le 12 octobre dernier, expulsion qui n’est découverte par l’opinion que comme sous-produit médiatique de l’expulsion de Leonarda Dibrani.
Ce qui est révoltant dans cette affaire, c’est l’hypocrisie massive de la bienpensance politique et médiatique. En dehors de quelques honorables exceptions, c’est le cœur des pleureuses sur l’injustice qui aurait été faite à Leonarda Dibrani, et nul ne pleure plus fort que les politiques de gauche. Le président de l’Assemblée Nationale, pourtant gardien du lieu ou se font les lois, va jusqu’à déclarer que « au dessus de la loi, il y a les valeurs ». Mais qu’attend-t-il pour amender la loi et la rendre conforme à ses valeurs ? Pourquoi aucun député n’a encore déposé un projet de loi ouvrant les frontières à tous ceux qui de par le monde ont envie d’étudier en France ? Mais que font donc les députés socialistes et ceux du Front de Gauche, dont les leaders tonnent contre l’expulsion de Leonarda Dibrani ?
Mais non, personne n’ira déposer un tel projet. Ce serait un suicide politique, et non pas comme le pensent certains parce que les français seraient xénophobes, mais parce qu’ils sont profondément réalistes et qu’un tel projet défierait la logique. Les « valeurs », c’est bon pour les déclarations publiques ou pour se faire plaisir. Mais lorsqu’on fait des lois, on est obligé de se coltiner un minimum le réel. Et la réalité est que la France ne pourrait, même si elle le voulait, accueillir toutes les jeunes filles du monde qui ont envie de venir étudier – gratuitement, il faut le dire – en France, et qui sont fort nombreuses. Alors, comme on ne peut les accueillir toutes, on va se donner bonne conscience en se battant pour accueillir l’une d’entre elles. Et si Leonarda Dibrani devait revenir en France – ce qui compte tenu de l’incapacité de nos gouvernants à décider d’une ligne et de s’y tenir est loin d’être improbable – on se retournera dans ses foyers avec la conviction d’avoir remporté une « victoire politique », alors qu’en fait on n’aura fait que régler un cas particulier.
Il y a dans cette affaire un deuxième aspect déplaisant, c’est la manière dont l’affaire est exploitée par les bienpensants pour faire campagne contre Manuel Valls. Ce n’est guère nouveau : avant lui, Nicolas Sarkozy et Charles Pasqua à droite et Jean-Pierre Chèvenement à gauche avaient eu droit aux mêmes honneurs. C’est la croix que doit porter le ministre de l’Intérieur dont le rôle est à l’image de celui des égoutiers : tout le monde admet dans son for intérieur qu’ils font un travail utile et même nécessaire, mais tout le monde change de trottoir pour ne pas les croiser. Les parlementaires font les lois qui restreignent l’accès du territoire, mais poussent des cris d’orfraie lorsque la loi est appliquée, et tout particulièrement lorsqu’elle est appliquée dans des conditions « médiatiques » qui les mettent face à leurs contradictions. Je n’ai aucune amitié particulière pour Valls, mais je ne pense pas qu’il soit sain de permettre à la bienpensance de se fabriquer un diable de confort, un bouc émissaire sur lequel elle pourrait coller ses propres pêchés. Dans le cas d’espèce, le ministre et son administration ne font qu’appliquer les lois votées par la représentation nationale. Si nos députés n’aiment pas la loi, ils n’ont qu’à la changer. S’ils la gardent telle qu’elle est, à eux d’assumer politiquement les conséquences.
Cette affaire montre combien pour la gauche française la pensée du caritatif a remplacé la réflexion politique. La politique, par essence, est une pensée abstraite. Elle ne réfléchit pas à ce qu’on peut doit faire dans le cas de Leonarda Dibrani, mais la règle générale qu’on doit appliquer à une jeune fille abstraite qui inclut en elle toutes les jeunes filles du monde. La pensée caritative pense au contraire le cas particulier, et non la règle générale : je fais la charité à tel individu qui me paraît sympathique, alors que je la refuse à tel autre qui m’est antipathique. Là où la politique parle d’égalité et fait des règles qui s’appliquent à tous, la charité est au contraire par essence inégalitaire et celui qui fait la charité choisit souverainement qui il veut aider et qui il abandonne à la misère (3). Ceux qui clament le retour de Leonarda Dibrani sont incapables de formuler cette demande politiquement, sous forme d’une règle qui s’appliquerait à toutes les jeunes filles comme elle. Et c’est normal, puisqu’une telle règle devrait généraliser une vision qui n’est pas généralisable par nature.
Alors laissons de côté les déclarations larmoyantes et les reportages aux réponses téléphonées, et posons la question politique, la seule qui vaille : doit-on exiger de l’étranger qui souhaite s’installer chez nous de satisfaire certains critères, et si oui, lesquels ?
D’abord, la première question. On peut, bien entendu, décider que tout étranger qui le souhaite doit avoir le droit de s’installer chez nous. Mais cela a de toute évidence un coût. Si ce droit d’installation donne lui-même droit à bénéficier des différentes aides et allocations que notre système social prévoit, il n’y a aucune raison pour que des populations nombreuses qui vivent aujourd’hui dans la misère ne choisissent de s’installer chez nous. S’il se trouve des milliers pour prendre des risques inouïs alors qu’au bout du chemin l’admission n’est pas garantie, imaginez ce que serait le flux si les immigrants potentiels avaient la garantie légale de pouvoir s’installer – et se présenter au guichet des allocations et aides de toute sorte – dès leur arrivée. Ce simple raisonnement montre qu’une admission sans restriction est incompatible avec des dispositifs d’aides sociales généreux. L’ouverture sans restriction entraîne inévitablement la fin des dispositifs de redistribution.
C’est pourquoi personne aujourd’hui – sauf les libertariens les plus extrêmes, ennemis de toute redistribution – n’est prêt à soutenir une doctrine d’ouverture totale des frontières. Tout le monde ou presque accepte donc qu’il faut une ouverture contrôlée, et donc des critères pour décider qui est autorisé à venir, et qui est interdit. Le problème est-il donc de définir ces critères…
Eh bien, pas tout à fait. Avant de définir les critères mettons nous bien d’accord : qu’est ce qu’on fera de celui qui ne satisfait pas ces critères, mais qui essaye tout de même d’imposer sa présence ? Parce que ce n’est pas la peine de définir des critères si c’est ensuite pour s’asseoir dessus lorsqu’il faudra les mettre en œuvre. Or, c’est là que le problème se pose. Tout le monde est d’accord pour dire qu’on ne peut pas prendre tout le monde… mais attention, touche pas à mon voisin, à mon condisciple, à mon collègue qui est si sympathique. Et cela, quelque soient les critères, qu’on accepte in abstracto mais qui seront toujours injustes in concreto.
La politique est apparue le jour où l’on a universalisé l’individu, où l’on a compris que la société avait besoin de règles à portée générale qui s’appliquent à tous les individus parce qu’elles ont été pensées en fonction d’un individu abstrait. Chevènement a eu raison de répondre à Claude Bartolone qu’il est absurde d’opposer la loi et les valeurs. La loi, parce qu’elle est l’expression de la volonté générale, parce qu’elle est votée par des gens qui, on l’espère, ont ces « valeurs » chevillés au corps, est bien l’expression des valeurs de la République. Celui qui invoque les « valeurs » pour violer la loi n’est pas un républicain.
Les questions d’immigration sont difficiles précisément parce que ce sont des questions qui n’ont pas de « bonne » solution, c'est-à-dire, une solution qui permet d’universaliser la règle issue de la pitié que nous pouvons sentir en tant qu’êtres humains pour notre prochain en détresse. Je vais vous confier une expérience personnelle : j’ai eu des amis qui étaient en situation irrégulière en France, et en tant qu’être humain, je les ai aidé à violer la loi. Et lorsque ces amis ont été obligés à quitter le territoire, j’ai beaucoup pleuré. Mais il ne m’est jamais venu à l’idée que leur expulsion fut « injuste » ou « scandaleuse ». Je n’aurais pas craché à la gueule du préfet ou du ministre qui ne font qu’appliquer la loi qu’en tant que citoyen j’ai votée. En tant qu’être humain, je peux regretter ce qu’en tant qu’individu politique je ne peux rejeter. C’est une contradiction inhérente à toute action politique, celle qui fait que l’action politique est fondamentalement tragique. La préservation de la cité nécessite souvent qu’on sacrifie des individus concrets.
Je ne reproche donc pas aux amis et partisans de Leonarda Dibrani d’avoir essayé de retarder son expulsion, ni même de vouloir la faire revenir en France. Ce que je leur reproche, c’est d’invoquer à l’appui de leurs actions les mânes de la République comme si leur combat était politique, alors que c’en est au contraire la négation. La politique n’est pas, ne peut pas être un dîner de gala. C’est au contraire une tragédie. Il est devenu de bon ton de citer ces jours-ci Antigone pour en faire l’icône de la défense des « valeurs » contre la « loi » du tyran Créon. Mais ceux qui citent le récit en oublient la fin : Antigone meurt. Et sa mort est la conséquence inévitable de son acte : si l’on pouvait défier les lois de la cité impunément, l’ordre public serait réduit à néant, et avec lui la politique. Sophocle ne prend pas plus le parti d’Antigone que celui de Créon : il montre une situation ou chaque acteur, contraint par sa propre logique, ne peut qu’aboutir au désastre final. Il ne faut pas confondre Sophocle et Spielberg. La tragédie ne s’achève pas sur une moralité qui nous inviterait à agir de telle ou telle sorte. Elle souligne au contraire l’ambiguïté de situations dans lesquelles tout le monde a raison, ou du moins ses raisons.
Notre establishment politico-médiatique a depuis longtemps perdu ce sens du tragique. A la tragédie, on préfère le drame bourgeois, avec sa vison manichéenne des « bons » qui affrontent les « mauvais » et gagnent à la fin dans un inévitable « happy end ». La tragédie, avec son ambiguïté morale, ne fait plus recette. Et cela déteint sur nos politiques. Ils en arrivent à croire qu’on peut faire de la politique tout en se payant le luxe d’une conscience immaculée. C’est bien entendu faux : faire de la politique implique tôt ou tard de se retrouver à la place de Créon. Si vous n’êtes pas prêt à endosser cette tunique, alors consacrez vous aux œuvres de charité ou au jardinage. Shakespeare a écrit cette formule sublime : « uneasy lies the head that wears the Crown » (« difficile est le sommeil de celui qui porte la couronne », Henry IV, 2ème partie). C’était vrai en 1597, et cela reste tout aussi vrai aujourd’hui.
Descartes
(1) Et qui dit « cause », dit « gauche radicale ». Cela faisait longtemps qu’on ne voyait de telles envolées lyriques. La palme revient certainement à Alexis Corbière, qui écrit sur son blog ce texte au sujet des manifestations lycéennes dont on appréciera la portée politique : «[les jeunes] réclamant qu’aucun élève de France ne soit expulsé au cours de sa scolarité, fut-il arménien ou roms, ils étaient l’honneur de la République, de la France belle et rebelle qui rayonne dans le monde. Bien sûr, aucun de ces milliers de lycéens ne connaît Léonarda et Khatchik, ils n’en ont pas besoin, mais en étant solidaires de leurs deux camarades, ces milliers de lycéens se sont sentis personnellement opprimés et ont donné un contenu concret à l’article 34 de la Constitution de 1793 : « Il y a oppression contre le corps social lorsqu'un seul de ses membres est opprimé. Il y a oppression contre chaque membre lorsque le corps social est opprimé. » Bravo les jeunes ! ».
On ne sait s’il faut rire ou pleurer. En tout cas, on aimerait savoir ce qu’est une « oppression » pour Corbière, qui de ce point de vue semble s’éloigner assez de l’idée que s’en faisaient les constituants de 1793 qu’il cite à tort et à travers. Est-ce « opprimer » que d’appliquer une loi votée par la représentation nationale, après épuisement de tous les recours juridictionnels ? Le « corps social » serait-il opprimé parce qu’on m’a mis une amende pour excès de vitesse (amende bien entendu totalement injuste, ais-je besoin de le dire ?) ? Quant à l’idée que les lycéens parisiens puissent se sentir « personnellement opprimés »…
(2) Je profite de l’opportunité pour dénoncer cette manipulation des médias qui consiste à mentionner les gens par leur prénom lorsqu’on veut susciter de la sympathie en leur faveur. C’est une vieille technique, qui permet de donner l’illusion qu’une personne parfaitement inconnue devient en quelque sorte un membre de la famille. Ségolène l’avait utilisé à fond pendant sa campagne en faisant oublier le « Royal » qui va avec, tout comme on nous avait rabattu les oreilles avec « Buna et Zyed », les deux adolescents morts dans un poste de transformation EDF à Clichy sous Bois et dont tout le monde connaît les prénoms, mais dont je vous mets au défi – sans regarder google, petits malins – de me citer les noms. Alors pour moi « Leonarda » s’appelle « Leonarda Dibrani ». On n’a pas gardé les cochons ensemble.
(3) Pour illustrer ce point, permettez-moi de citer une anecdote racontée par un commentateur régulier de ce blog, Gerard Couvert: "Lorsque j'étais en 5eme à Yaoundé je me souviens qu'un soir en rentrant d'une soirée (pour blancs et blanchis) j'ai vu l'un de mes camarades de classe assis sous un réverbère un cahier sur les genoux. Le lendemain je lui ai demandé pourquoi il ne faisait pas ses devoirs chez lui ? Je suis né en Afrique, cela faisait donc 11 années que je cotoyais la pauvreté, mais sa réponse me fit prendre conscience de ce que je voyais. J'ai demandé à mes parents de le prendre avec nous le soir, alors mon père -membre du PCF- m'a pris avec lui le soir même et nous avons parcouru toute la ville, y compris des quartiers inhabituels pour moi, partout des enfants ou ado travaillaient à la lumière des candélabres publics, dans l'ombre des jeunes filles faisaient un tout autre travail ... "nous allons tous les faire venir à la maison ? je suis ici pour que le Cameroun se développe et qu'ensuite, leurs jeunes fréres et soeurs, ou leurs enfants aient l'electricité chez eux, et apprennent normalement leurs leçons." "Oui mais Anatole je le connais !" m'écriais-je les larmes aux yeux, mon père était bien méchant ; depuis j'ai compris qu'il avait raison, les solutions sont collectives".