"Le temps est révolu"...: éditorial de "Bastille République Nations" (juin 2012)
Editorial de la revue
"Bastille République Nations"
n° 18 du 04 juin 2012
Il n’y aura pas eu d’exception française. Au soir du 6 mai, Nicolas Sarkozy a été battu, comme le furent depuis deux ans la plupart des pouvoirs sortants au sein de l’Union européenne, et ce, quelle que soit leur couleur politique (Hongrie, Royaume-Uni, Pays-Bas, Irlande, Finlande, Portugal, Danemark, Espagne, Slovénie, Slovaquie, et Grèce). Le mécanisme est connu : les électeurs se voient proposer, pour défouler leur colère, de renvoyer l’équipe en place ; et les politiques menées continuent dans la même direction, puisqu’elles sont définies en commun par les uns et les autres en un lieu soustrait à la souveraineté des peuples – en l’occurrence à Bruxelles. Cela s’appelle l’« alternance », et même, pour les humoristes postmodernes, « la démocratie ».
En France, il n’en a pas toujours été ainsi. La question d’un changement de société était, jusqu’à la fin des années 1970, l’enjeu majeur des affrontements électoraux, avant que ne s’impose le modèle politique européen, où, entre « centre-gauche » et « centre-droit », les citoyens sont invités à choisir la décoration de l’abattoir.
Force est cependant de constater que, bien souvent, les majorités social-démocrates dépassent leurs rivales conservatrices en matière de reculs sociaux, de réformes libérales et/ou de privatisations. L’exemple le plus caricatural vient de Grèce, où c’est sous l’égide d’un premier ministre resté président de l’Internationale socialiste que les plans les plus régressifs ont été mis en œuvre. En Allemagne même, c’est sous le règne de Gerhard Schröder que la République fédérale a connu la remise en cause la plus brutale de la protection sociale (Harz IV) et la mise en place de la précarité.
Ce qui n’a empêché ni le président français sortant, ni son concurrent victorieux de vanter le « modèle allemand » et sa « compétitivité ». Au moins ne pourra-t-on pas reprocher à ce dernier de renier ses promesses. Il ne s’est nullement caché de vouloir – pour respecter les normes bruxelloises – opérer des coupes budgétaires qui pourraient se monter à 50 milliards d’euros. Tant il est vrai qu’on ne peut tout à la fois vouloir maintenir la monnaie unique, et échapper à l’austérité.
Faute de vouloir remettre en route le seul moteur qui vaille pour alimenter une croissance robuste – une hausse massive du pouvoir d’achat, à commencer par celui des fonctionnaires – le nouvel élu a évoqué des pistes qui se veulent innovantes. Il propose en particulier de lancer des « euro-obligations », autrement dit des emprunts qui ne seraient plus nationaux, mais bien communautaires. Il a pour cela l’appui du chef du gouvernement italien et du président de la Commission européenne. Angela Merkel, pour sa part, s’y oppose… du moins tant que les gouvernements nationaux disposent encore d’une petite marge de manœuvre sur leur propre budget. Ca tombe bien : le président de la BCE, son prédécesseur, et, justement, le ministre allemand des finances veulent en finir avec cette incongruité : avec d’autres, ils plaident désormais ouvertement pour un « saut fédéral ». Comme l’écrivait récemment le président de la très influente fondation d’outre-Rhin Bertelsmann Stiftung (1) : « le temps où, dans cette Union, chacun était libre d’opérer ses propres choix (…) est révolu ». Au moins, c’est clair.
Dans l’immédiat, la Commission européenne, qui publiait le 30 mai les feuilles de route pour chacun des pays, a certes tancé la France, mais a laissé jusqu’au début de l’été au nouveau pouvoir pour annoncer les « efforts » nécessaires. Il semble que les directions syndicales considèrent que l’arrivée de François Hollande soit plutôt favorable au monde du travail. Au même moment, les marchés financiers témoignent de leur satisfaction en achetant des emprunts d’Etat à des taux qui n’ont cessé de baisser depuis quelques semaines.
Forcément, l’une des deux parties se fait des illusions. On ne devrait pas attendre trop longtemps pour savoir laquelle. Si on a encore un doute.
Pierre Lévy
(1) Le Monde du 11/05/2012